Ethnie
ITURI
Des racines
conflictuelles
Mehdi Aïna*
* Mehdi Aïna est doctorant en sciences politiques de l'université Paris 1 - Sorbonne
En l'espace de 4 ans, le petit territoire de l'Ituri , grand comme deux fois la Belgique et peuplé d'environ 4 millions d'habitants est devenu le théâtre d'affrontements extrêmement violents ; 50.000 morts et plus de 500.000 déplacés , une véritable tragédie humanitaire qui nécessite l’intervention d’une force multinationale d'urgence. Situé dans l'Est de la république Démocratique du Congo, c'est une région explosive où la guerre est alimentée par des haines intertribales, notamment entre les Hemas et les Lendus. Les milices locales disputent l'espace à d'autres "seigneurs de guerre" suréquipés mais aussi à des armées nationales, des groupes d'autodéfense, des enfants soldats, des cultivateurs armés, sous le regard impuissant des « casques bleus ».
Compétition foncière et
revendications identitaires
Les affrontements qui opposent les Hemas, minoritaires, aux Lendus, majoritaires, sont séculaires. En effet, depuis le XVIIème siècle, l'Ituri est tiraillé entre l'espace national congolais et l'Ouganda. Arrivé sur le trône en 1869, le souverain Kabalega, qui avait ses habitudes de chasse côté congolais, décide d'y rester et charge des chefs hemas d'administrer les nouveaux territoires du Royaume.
Les Banyoro (habitants du Bunyoro, actuels Hemas du Sud de l'Ituri), en éleveurs aguerris, s'enfoncent à l'intérieur de la province, toujours en quête d'espace pour leurs troupeaux qui viennent paître dans les zones de cultures exploitées par les autochtones lendus. L'entente est délicate entre agriculteurs et éleveurs d’autant que les colonisateurs anglais et surtout belges cultivent le mythe de la supériorité des Hemas. Considérés plus intelligents que leurs voisins cultivateurs et plus proches des Blancs, ils vont occuper des postes importants et prendre un ascendant politique, culturel et économique sur des Lendus.
Les rivalités s'expriment dès la Conférence de Berlin en 1885 qui consacre le partage de l’Afrique. Les Lendus n'acceptent pas que des Hemas « colonisent » leurs terres. Les premières violences se déroulent dans l'actuel territoire d'Irumu,au Sud de Bunia. En 1911, l'assassinat du chef Hema Bomera à Bunyagwa par les Lendus-Bindi appellent d'autres violences. La « conflictualisation foncière » de l'Ituri fait progressivement tâche d'huile dans la zone orientale. Puis en 1923, l'autorité coloniale délimite des zones de séparation. Au Sud, les territoires d'Irumu peuplés d'Hemas - Banyoro et Lendus-Bindis sont isolés des contrées septentrionales de Djugu où cohabitent les Lendus (Pitsi, Djasi et Tatsi) avec les Hemas « dits du Nord », les Geregeres. Ces violences inter- et intra-ethniques se manifestent de manière cyclique : 1966, 1975, 1982 et 1993, mais ces affrontements demeurent circonscrits et limités à des querelles de voisinage.
L'extension d'un régime foncier inégal sous l'Etat mobutiste
Lors de la « zaïrianisation », le régime de Mobutu a permis à l'élite hema de jeter son dévolu sur les fermes plutôt que sur les commerces laissés aux Lendus et bénéficier largement de la loi Bakajika pour s'approprier les concessions abandonnées depuis le départ des derniers colonisateurs. Dans un contexte de corruption, ces pasteurs ont réussi à faire passer une autre loi permettant à un concessionnaire d'étendre les limites de sa ferme et de ses plantations sans que les populations voisines en soient informées. Passé un délai de deux ans, les nouvelles limites ne peuvent plus être remises en cause, laissant ainsi peu de choix aux Lendus : travailler pour le concessionnaire un certain nombre de jours par semaine ou quitter les lieux.
Malgré cette injustice criante, la violence reste contenue et en 1975, les deux communautaires signent un pacte de réconciliation sous l'égide du gouverneur de la région du Haut-Zaïre.
Sur fond de multipartisme et de conférences de transition dans les années 1990, des mutuelles – associations d’entraide – apparaissent en Ituri mais ces organisations ont tendance à diviser davantage les Hemas et les Lendus dans la mesure où elles reposent sur des bases tribales.
Avec cette initiative, les Hemas, Geregeres et Banyoro confondus, sont regroupés au sein de la mutuelle « ETE » - ce qui signifie en kihema, la « vache », un signe de noblesse.
De leur côté, les Lendus se retrouvent dans la mutuelle « LORI »- « arbre à palabre » en kilendu - et considèrent qu’elle est un ciment de leur entité communautaire. La division se renforce.
L’onde de choc du génocide rwandais
Le génocide rwandais joue un rôle accélérateur dans les divisions identitaires en Ituri. Dès 1993, sur fond de revendication de la nationalité zaïroise, le conflit foncier du Masisi entre les Banyarwanda et les populations dites « autochtones », accentue la pression migratoire dans le Nord Kivu. Plusieurs centaines de Nandés recherchent de nouvelles terres agricoles. Ils trouvent refuge dans la réserve forestière d'Okapi dans le Sud de l'Ituri (70.000 km ²). Mais les Nandés, commerçants et cultivateurs dans l'âme, considèrent la terre comme une ressource commerciale. Un avis que ne partagent pas leurs voisins Mbutis et Bagbalas, pour qui les sols doivent être ménagés et non aménagés. Néanmoins, les Mbutis deviennent progressivement les employés des Nande.
Fuyant les conséquences du génocide, des Rwandais parviennent, eux aussi, en Ituri après avoir sillonné parfois les deux Kivus sur des centaines de kilomètres à travers les camps de réfugiés livrés à l'anarchie entre 1994 et 1996. Certains retrouvent des membres de leur famille installés au Nord de Bunia depuis les années 1980. A l'époque, le Zaïre recrutait via ses antennes rwandaises et burundaises de la main d'oeuvre à bon marché pour la société des Mines d'Or de Kilo-Moto ainsi que la Compagnie Minière des Grands Lacs africains. A la suite de la rébellion anti-Mobutu de l'AFDL en 1996, plusieurs milliers de migrants rejoignent les occupants de la réserve d'Okapi qui ressemble de plus en plus à un « Kivu miniature ».
L'Histoire rwandaise a plaqué un modèle d'identification trompeur, forgé à partir de lointaines similitudes. Les Hemas minoritaires et pasteurs choyés par le colonisateur, ont comparé leur histoire à celle des Tutsis minoritaires à l'activité agro-pastorale. De leur côté, les Lendus, cultivateurs majoritaires installés sur des terres souvent détenues par les pasteurs, se sont trouvés des points communs avec les Hutus Rwandais majoritaires, éleveurs de leur état et souvent employés par les Tutsis.
Parallèlement, les frustrations foncières et identitaires entre « allochtones » et « autochtones » alimentées par le débat sur la nationalité au milieu des années 1990 dans le Kivu, ont contribué à « modeler » dans une certaine mesure, l'état d'esprit des acteurs en Ituri. Ces perceptions « sociales » et « identitaires », couplées à l'émergence des mutuelles - dont les cotisations permettent d'acheter des armes - ont entamé davantage les rapports entre Hemas et Lendus.
Devant faire face à des forces périphériques à l'Est, le pouvoir central de Mobutu, qui avait tenu l'Ituri d'une main de fer, n'est plus en mesure d'assurer son autorité sur l'ensemble du territoire. L’Etat congolais s'effondre et l’Ituri vit désormais avec le bruit des bottes de ses voisins orientaux (Ouganda, Rwanda, Kivus). Cette tension, depuis le passage côté zaïrois, des ex-FAR et des extrémistes hutus Interahamwés et la rébellion dans les deux Kivus, est renforcée par la circulation des armes sur le marchés iturien.
Après la chute de Mobutu en mai 1997, les Lendus réalisent que sur un territoire d'une densité de 62 habitants / km² - près de trois fois la moyenne nationale -, la plupart des terres arables sont devenues de vastes domaines appartenant aux Hemas. Dans ce contexte, les Lendus, à l'image des Hutus rwandais, se sentent humiliés quand leurs employeurs hemas les appellent « Balendu Yangu » (mes Lendus). L'Ituri semble alors concentrer tous les ingrédients d'un embrasement de la région.
La « Première guerre africaine » et la généralisation de la violence armée
L'Ouganda décentralise la violence dans la zone orientale de l'Ituri. L'offensive militaire ougando-rwandaise du 2 août 1998 contre l'ancien allié, Laurent-Désiré Kabila, met en action un engrenage conflictuel très complexe. Depuis la première « guerre de Libération » entamée en 1996, les militaires ougandais avaient déjà transité par l'Ituri et observé de près les richesses de la province à Bunia et sur les bords du lac Albert. Dès novembre 1998, l’armée nationale d’Ouganda (UPDF) installe une première base à Bunia. Un réseau complexe de prédation des ressources est mis en place par la hiérarchie militaire, des hommes d'affaires et des administrateurs des mouvements rebelles. Le bois est exploité dans le centre (Djugu) et le sud- ouest (Mambasa et Komanda). La société forestière ougando-thaïlandaise DARA - Forest a obtenu du RCD-ML, pro-Ouganda à l'époque, sa propre concession. Le bois d'oeuvre ainsi obtenu n'est soumis pratiquement à aucune taxe. Le taux d'abattage atteint des records et la production est écoulée vers Kampala sur les réseaux routiers traditionnels.
Le déploiement militaire ougandais est encore plus intense près des localités aurifères concentrées dans le territoire de Djugu. A Mongbwalu, dans les mines de Kilo-Moto, les soldats, postés devant les entrées, contrôlent les populations locales qui extraient l'or et prélèvent une bonne partie de la production. L'UPDF fait travailler un certain nombre d'enfants dans ces mines. L'administration des mines à Bambumines, à Yalala (centre-est) est surveillée par les soldats ougandais.
Le RCD-ML, pro-Kampala en 1999, a assujetti certaines banques locales, notamment celle de Bunia, qui traite avec Kampala. Des « impôts » sont prélevés auprès des banques, des compagnies d'assurances et même de la population afin de financer l'effort de guerre. Afin d'institutionnaliser l'exploitation économique de la province, les militaires ougandais cherchent non seulement à multiplier les sociétés « écrans » et les structures administratives mais aussi à nommer des « proconsuls » politiques sous autorité ougandaise.
Tribalisation du pouvoir politique
Les cultivateurs lendus craignent que le spectre de l’Empire Tutsi-Hima ne se réalise. Cet empire, qui n'a jamais existé dans le passé, trouve un écho au sein des communautés lendus qui ont la certitude d'avoir été délibérement spoliées de leurs terres ancestrales. Le plan machiavélique « tutsi-hima » consisterait, selon eux, à les réduire à l'état d'asservissement.
D'un point de vue idéologique, l'aristocratie pastorale hamite et nilotique est censée soumettre durablement les Bantous à sa propre volonté. Mais le discours présente des limites car les Lendus ne sont pas bantous et parlent une langue d'origine soudanaise. Pire, ce sont les Tutsis qui parlent une langue bantoue.
Sur le plan politique, la nouvelle coalition Hemas-Geregere - UPDF - RCD (pro-Kampala) d'Ernest Wamba dia Wamba met fin à la relative coexistence pacifique entre communautés hemas et lendus des campagnes de Djugu, où les mariages inter-communautaires étaient nombreux. C'est une querelle de voisinage savamment instrumentalisée - politiquement et militairement - qui est à l'origine, aujourd'hui encore, des conflits multiformes en Ituri.
1999 : naissance des conflits actuels
A Buba et à Agboro sur le territoire de Djugu, à la fin avril 1999, le concessionnaire hema Singa Kodjo décide de chasser ses voisins agriculteurs lendus installés, selon lui, sur sa propriété. Il est apparemment aidé dans sa tâche par des représentants ougandais du RCD. A l'issue d'une rencontre houleuse le 19 juin, au cours de laquelle les autorités militaires ougandaises semblent adopter une position partisane (pro Hema), les Lendus font part de leur mécontentement. Les provocations se multiplient. L’intervention politique et militaire de l’Ouganda dans la querelle foncière alimente le système de conflits en Ituri. L’alliance Hemas- UPDF réussit, après plusieurs affrontements, à chasser les communautés lendus de leurs territoires traditionnels, notamment le long des grandes routes menant à la frontière ougandaise.
Les combats font tâche d'huile. Après Djugu, c'est le territoire d'Irumu qui est visé ainsi que l'extrême Nord. Même les civils congolais extérieurs à l'Ituri sont touchés. Les Nandés (commerçants originaires du Nord Kivu) qui prospèrent dans les affaires à Bunia ne sont pas épargnés dans la mesure où ils sont tous assimilés au RCD-ML.
L'écheveau politico-économico-militaro- tribal semble d'ores et déjà difficile à démêler.
Le divorce ougando-rwandais
Après les affrontements rwando-ougandais dans la ville de Kisangani sur fond de guerre en République Démocratique du Congo en 1998, le RCD voit son champ d'action réduit. La rébellion ne contrôle plus comme avant la majeure partie orientale de la RDC. Le contrôle du mouvement pro-Kampala d'Ernest Wamba dia Wamba qui s'étendaient sur l'Ituri et le Nord- Kivu s’affaiblit après la scission avec l'ancien allié rwandais. Entré en conflit avec les intérêts d'officiers ougandais. Mbusa Nyamwisi, notable nandé du Nord Kivu prend les rênes du RCD- ML dont le quartier général est transféré de Kisangani à Bunia.
De la même manière, d'autres officiers ougandais qui cherchent à récolter des profits encore plus rapides, scindent davantage le mouvement. Roger Lumbala, transfuge du RCD-Goma pro- Rwanda, crée le RCD-National pro-Ouganda dans la région diamantifère de Bafwasende, à faible distance de la frontière occidentale de l'Ituri.
Le président Yoweri Museveni entreprend alors de rassembler les mouvements pro-ougandais dont la dissidence a déjà provoqué plusieurs massacres intercommunautaires en Ituri depuis 1999. La solution que prône le chef d'état ougandais vise à rassembler les dissidents au sein d'un seul mouvement : les Forces pour la Libération du Congo (FLC) dirigé par Jean-Pierre Bemba. Originaire de l'Equateur, issu de la bourgeoisie kinoise et fils d'un richissime homme d'affaires proche de Mobutu, il a bâti sa fortune en investissant dans le téléphone mobile et le fret aérien. Depuis le début de la guerre en RDC, il est resté dans la ligne dictée par Kampala. C'est probablement au nom de cette constance, que Museveni le charge de reconstituer la mosaïque ougandaise expatriée en Ituri. La tentative porte ses fruits : pendant quelques semaines, les combats intercommunautaires cessent.
Mais les intérêts personnels reprennent le dessus. Comme Ernest Wamba dia Wamba, Jean- Pierre Bemba est chassé à son tour par les hommes du RCD-K-ML de Mbusa Nyamwisi.
Kampala ne soutient plus le RCD-K-ML et somme le MLC et le RCD-N d'en faire autant. Attaqué de toute part et lâché par ses derniers soutiens ougandais, le RCD-K-ML se tourne vers Kinshasa qui lui donne des armes et Beni devient ainsi en 2002 la première ville de la région à rétablir des liens avec la capitale. L'Ouganda déploie alors ses tanks dans les rues de Bunia et chasse le RCD-K-ML d' Ituri en août 2002. Le dirigeant du mouvement dissident se replie à Beni, dans son Nord-Kivu natal. La tentative de garder la haute main sur ses groupes politiques loyaux en Ituri et de maintenir hors de cette province stratégique les anciens alliés s'annonce délicate pour Kampala.
Sur un tel échiquier fragmenté, la volonté de maintenir stable « le bloc » ougandais en Ituri conduit Kampala à encourager l'émergence de petites rébellions. Ainsi, le système de conflits autour de l'Ituri, crée une nouvelle catégorie d'acteurs locaux armés. Après les armées nationales en RDC, suivies des groupes politiques armés, les « milices rebelles ». Cette multiplicité d'acteurs hétéroclites aux logiques divergentes s'inscrit dans la théorie stratégique de la « nouvelle guerre », une théorie qui décrit à la fois le phénomène de fragmentation spatiale et de superposition d'intérêts entre des différents éléments. Ces équations conflictuelles, à une ou plusieurs inconnues, encouragent la « milicianisation » de certaines forces en présence.
Tibus « miliciennes »
et milices « tribalisées »
Le désir ougandais de se venger et de maintenir à l'écart les dissidents provoque une inflation de milices tribales de plus en plus armées sur l'ensemble du territoire de l'Ituri. Dans sa tentative de tourner la page du « RCD-K-ML », Kampala reçoit aux environs de Bunia le soutien local de l'Union des Patriotes Congolais (UPC). En 2002, ce groupe a rassemblé les communautés hemas geregeres ainsi que celles du Sud. Son chef, Thomas Lubanga, âgé d'une quarantaine d'années, était commandant militaire au sein du RCD-ML à l'époque où le mouvement s'alignait sur Kampala. Aux yeux des militaires, Thomas Lubanga, allié de l'Ouganda qui a connu les structures du RCD-ML devenu hostile à Kinshasa, a le profil idéal pour épauler l'UPDF dans les environs de Bunia. D'autant que l'UPC n'abrite que des Hemas, proches cousins des Bahima ougandais.
Mais lorsque les soldats ougandais doivent se retirer de la région, dans le cadre des accords de paix, l'UPC rompt avec Kampala, se tourne vers le Rwanda et signe un accord de coopération militaire, politique, sociale et économique avec le RCD Goma, la rébellion armée soutenue par le Rwanda. Désormais, c'est Kigali qui finance l'UPC et lui fait parvenir des armes, via Bunia.
L'Ouganda tente de contrer l'influence de l'UPC en Ituri en exploitant la traditionnelle fracture entre Hemas du Nord (Thomas Lubanga) et Hemas du Sud représentés par le chef Kahwa. Ainsi, Salim Saleh, de l'armée ougandaise, jette-t-il son dévolu sur lui. L’'Ouganda crée alors immédiatement et de toutes pièces une milice clanique - les Hemas du Sud de Bunia - censée le représenter, le Parti pour l'Unité et la Sauvegarde de l'Intégrité du Congo (PUSIC).
La lutte des trois « K » :
Kinshasa, Kigali, Kampala
Sur le front anti-rwandais
Face à l'avancée du RCD-Goma, épaulé très probablement par l'Armée Patriotique Rwandaise (APR) dans l'Est du pays, Joseph Kabila doit tenir compte de ces évènements très médiatisés. Le Président doit-il engager une riposte militaire ou poursuivre le processus d'unification dans lequel il s'est investi depuis deux ans ?
La réponse n'est pas tranchée. Les Forces Armées Congolaises soutiennent le RCD-K-ML basé à Beni alors que Mbusa Nyamwisi éprouve le plus grand mal à résister aux coups de boutoir rwandais.
Kinshasa, à l'image de son adversaire rwandais, recourt à une tactique qui rappelle celle des acteurs du génocide de 1994. Les FAC fournissent à l'allié Nyamwisi des milices locales interahamwes défaites, recomposées et sélectionnées à travers les localités de Miliki, Luhovu, Kandaboko et Kanyabayonga (Nord-Kivu). Les FAC s'emploient à former ces combattants du passé. Ces combattants sont des extrémistes hutus qui ont échappé à la justice.
Le RCD-K-ML, allié de Kinshasa, doit non seulement composer avec des Interahamwés mais aussi avec des Maï-Maï. Ces milices indigènes portent aussi les traces profondes du génocide : le fait de « projeter » à nouveau ces miliciens pro-Kinshasa et viscéralement opposés aux Banyarwandas et aux BanyaMulenges dans le Kivu, compliquent une situation déjà inextricable.
Sur le front anti-ougandais
Kinshasa s'oppose au RCD-N de Roger Lumbala et au MLC de Jean-Pierre Bemba, appendices rebelles de Kampala dans la même zone entre le Kivu et l'Ituri. Sur ce front, Kinshasa s'appuie toujours sur le RCD-K-ML auquel il ajoute des combattants locaux. Afin de neutraliser le RCD-N, le RCD-K-ML s'appuie sur des populations « cousines » (Nande) et sur les Pygmées brutalisés par les hommes de Lumbala. Concernant l'Ouganda qui menace de revenir dans l'Est de l'Ituri, les FAC envisagent de s'allier à la rébellion ougandaise de la National Army for Liberation of Uganda (NALU) qui opère à la frontière ougando- congolaise.
L'étau rwandais sur l'Ituri du Sud
Face à cette situation, le Rwanda réagit. Malgré un démenti de Kigali, de nombreux témoignages font état de la réapparition de Armée Patriotique Rwandaise (A.P.R) dans le Nord-Kivu. Le duo APR-RCD-Goma représenterait, selon certains experts militaires, 6000 hommes très armés (4 brigades de 1500 individus).
La stratégie consisterait à « remonter » vers le Nord-Kivu en s'emparant des localités dotées d'un aérodrome. Il s'agit de chasser de cette zone le RCD-K-ML, allié à Kinshasa. L'actualité semble confirmer cette stratégie car depuis le mois de juin, le RCD-Goma est passé à la vitesse supérieure pour prendre le contrôle de l'axe qui mène au territoire de Butembo-Beni au sud de l'Ituri. Quatre localités-clefs, tenues par le RCD-K-ML, sont tombées dans l'escarcelle rwandaise : Mbingi, Kanyabayanga, Alimbongo et Lubero (vendredi 20 juin au soir). Des témoignages recueillis sur place par l' Agence France Presse (AFP) tendent à confirmer que le RCD-Goma est appuyé par l'APR dans la mesure où des hélicoptères lance-missiles et des blindés de type « Sagaie » sont entrés en action. Le RCD-Goma ne dispose pas de ces armements.
Cette progression rwandaise dans le Nord Kivu ne repose pas seulement sur le RCD-Goma et l'APR. Kigali doit composer avec les réalités de la scène politique congolaise en voie de très relative « réconciliation nationale ». En effet, le chef du RCD-Goma, Azarias Ruberwa (munyamulenge, originaire des hauts plateaux du Sud Kivu, ex-chef du cabinet du Ministère des Affaires Etrangères sous Kabila, membre de l'AFDL en 1996 ) est devenu l'un des quatre vice- présidents du gouvernement de transition. Privé du principal chef de sa rébellion qui, désormais, doit être présent à Kinshasa, Kigali se cherche d'autres alliés, notamment dans le Kivu. Le Rwanda forme et arme dans un camp d'entraînement des environs de Birundule un certain nombre de Hutus rwandais (modérés ou extrêmes) dont on connaît mal le rôle pendant le génocide.
De plus, l'APR s'appuie sur une petite milice du Nord-Kivu : la Local Defence Unit (LDU). Cette entité est dirigée par le gouverneur de Goma, Eugène Serufuli. La LDU, en raison des nouvelles vagues de recrutements, compte 1500 combattants. A l'image du RCD-Goma, la LDU bénéficie de l'équipement de l'APR,notamment des fusils RPG lance-grenades.
L'alliance Rwanda - UPC
Le Rwanda semble de plus en plus impliqué dans le conflit actuel de l'Ituri. Des ressortissants rwandais, apparemment liés à l'APR, occupent des postes-clefs au sein l’UPC. Ce sont surtout des Tutsis rwandais qui cultivent des « affinités tribales » avec les Hema Geregeres.
Après avoir été chassée de Bunia par l'armée ougandaise le 6 mars 2003, l'UPC obtient de la part de Kigali des armes et des subsides. Mais lorsque l'armée ougandaise se retire à son tour, le Rwanda permet à son nouvel allié (UPC) de reprendre la capitale iturienne. Grâce à l'aérodrome de cette dernière, l'alliance UPC-Rwanda connaît un coup d'accélérateur logistique. Le duo met le cap au nord vers la localité aurifère de Mongbwalu.
L'alliance pro-rwandaise formée par l’union de l’ APR, de l’UPC et du RCD-Goma place la zone nord du Kivu entre deux feux, mettant en contacts deux armées nationales: celles du Rwanda et de l'Ouganda. Le face-à-face est d’autant plus risqué que ces deux pays se sont déjà affrontés à trois reprises sur le sol congolais à Kisangani et que cela s’est soldé par la défaite de Kampala. En avançant dans le Nord-Kivu, Kigali menace déjà la frontière sud-ouest de l'Ouganda. La tendsion est telle que l'armée ougandaise est tentée de se redéployer en pointillé, en violation des accords internationaux. D’ailleurs, à chaque fois que Kampala a annoncé le retrait de ses troupes d’Ituri (4 annonces en 2002), les combats ont repris avec intensité.
Les ennemis de mes ennemis sont mes amis
C'est essentiellement le long de la frontière sud de l’Ouganda que se trouvent la plupart des rébellions ougandaises hostiles au régime : les Forces Démocratiques Alliées (ADF, obédience musulmane, 1500 hommes) font office de porte d'entrée vers le poumon économique ougandais (Ankole et Buganda), l'Armée de résistance du Seigneur (LRA, 4000 hommes commande la voie d'accès à la région d'Arua, du Nil Occidental et de la frontière soudanaise), et l'Armée Nationale pour la Libértion de l'Ouganda (NALU) est située au niveau médian de la frontière (rivière Semliki et Monts Ruwenzori). Cette dernière dispose de bases en RDC, non loin de Kasese. Le Rwanda pourrait ainsi nouer un front uni des rébellions déçues de Kampala.
De son côté, le président Museveni annonce en mars 2003 qu'une nouvelle rébellion s'est créée contre lui. Il s’agit de la People's Redemption Army (PRA). Dirigée par un membre du renseignement militaire, Samson Muzoora, qui compterait dans ses rangs 3 trois anciens dignitaires déçus du régime museveniste (Kizza Besigye : ancien médecin personnel et conseiller de Museveni devenu son adversaire lors de la présidentielle de 2001, Anthony Kyakabale : ex commandant des troupes ougandaises de Bunia et Samson Mande qui fut en poste dans la même ville).
Selon la présidence ougandaise, cette nouvelle organisation entraînerait plusieurs centaines de miliciens lendus sur les collines d'Aboro, près de Kasenye. Elle nouerait en plus des liens avec l'UPC de Thomas Lubanga. Kigali parrainerait" cette nouvelle création.
Hémorragie humaine
dans le Sud et l'Est de l’Ituri
Selon plusieurs organisations humanitaires, plus d'un demi-million de personnes ont fui les atrocités. Les récentes migrations forcées se concentrent entre le Sud du territoire et le Nord Kivu, en pleine forêt équatoriale. Les déplacés empruntent en sens inverse la sinistre route kivutienne des réfugiés des années 1990. Ces nouveaux exilés (40 % d'entre eux ont moins de 15 ans) trouvent refuge à Beni et Butembo.
A ces nouveaux flux humains viennent s'ajouter les autres réfugiés concentrés entre le Nord et le Sud Kivu. Les migrations forcées des Hemas et Lendus sur des sols rares et très disputés par des « autochtones » et des « allochtones » hostiles depuis des décennies, risquent de faire exploser cette région en ébullition. C'est notamment parmi ces « damnés de la terre » que des milices ont recruté plus de 10.000 enfants soldats souvent drogués et violés.
L’économie de guerre
Depuis le déclenchement de la « grande guerre de RDC » le 2 août 1998, la coalition ougando-rwandaise avait occupé plus de la moitié du « territoire utile » à Kinshasa. L’ économie de guerre en Ituri a été dominée par les Ougandais. Sans supprimer ni modifier les « voies » de l'avant-guerre, de nouveaux réseaux commerciaux se sont créés et greffés sur des flux préexistants. Dans une région où le commerce transfrontalier a joué un rôle important entre l'Afrique des Grands Lacs et l'ancien monde marchand swahili, le pillage des sédentaires s'est accéléré. Chaque mois, des taxes de plusieurs dizaines de milliers de dollars sont prélevées.
Une prédation à long terme
Dans le domaine
de la prospection pétrolière
Selon plusieurs quotidiens congolais, des firmes anglo-saxonnes spécialisées dans les programmes de prospection des réserves pétrolières proposent leurs services. C'est ainsi que plusieurs gisements prometteurs auraient été repérés sous le lac Albert. Les Ougandais, qui louent ces services en ont été informés les premiers.
Les marchés de l'eau
et de l'hydroélectricité
Comprenant l'importance à long terme de l'or bleu dans un contexte de guerres aux enjeux hydrauliques, des acteurs installent d'ores et déjà leurs quartiers le long de la frontière orientale orientale de l'Ituri. Des projets de construction de barrages sont évoqués le long de la rivière Semliki et en amont des lacs Albert et Edouard.
Dans les secteurs de l'hydroélectricité, le territoire djugu (est de l'Ituri) a été inspecté par des militaires ougandais accompagnés de milices locales. Cinq localités sont dotées de centrales bien équipées : Budana, Soleniama, Pimbo, Drodro et Kpandroma.
Après des milices douanières verra-t-on l'émergence de milices hydrauliques ?
Lac Albert : le bon filon pour la prospection aurifère ?
A l'image de ceux de Mongbwalu (mines de Kilo Moto), des filons d'or très purs (18 kilos d'or fin par tonne) existeraient dans ce secteur où les milices armées et les « orpailleurs de fortune » se sont déjà précipités.
Vers une expansion du Rwanda en Ituri ?
Les récentes tentatives militaires rwandaises de « coller » le Nord Kivu au sud de l'Ituri manifestent peut-être le désir de créer un déversoir démographique et agricole. Ces terres arables, enrichies par les éruptions volcaniques (Nyiragongo, Muhabura, chaînes des Virunga) peuvent donner jusqu'à trois récoltes par an. Pour le Rwanda enclavé et surpeuplé - sept millions d'habitants - , la région « Kivu-Ituri » pourrait constituer une planche de salut économique et démographique. Dans le même esprit, les gisements en hydrocarbures situés sous les lacs Kivu et Albert attisent aussi les convoitises.
Après la terre ...... l'eau et l'air ?
La route, moyen d'évacuation traditionnelle des richesses, est délaissée au profit des lacs, fleuves et rivières. Ces endroits peu accessibles et assujettis aux taxes, ont la préférence des trafiquants qui utilisent des vedettes pneumatiques pour les « prélèvements rapides » de marchandises. D’autres trafiquants préfèrent évacuer les précieux chargements à bord de petits aéronefs pour éviter le contrôle des douanes qui dépendent des milices. Les décollages sauvages à partir de pistes larges se multiplient à la périphérie des villes de l'Est de l'Ituri.
Ainsi, ce cadre bucolique, utilisé comme espace de chasse à l'époque du roi du Bunyoro Kabalega et du roi des Belges Leopold II, est devenu un espace où s’exercent les trafics en tout genre. L'explorateur Stanley décrivait déjà, en 1889, la contrée entre le Ruwenzori, la Semliki et l'Albert en des termes prémonitoires :
« (…) une terre pressurée et dévastée par les tyrans »
M.A.
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Annexe 1 : Liste des sigles et des acronymes
ADF : Allied Democratic Front (rébellion ougandaise d'obédience musulmane)
APC : Armée Populaire du Congo (milice du RCD-K-ML)
APR : Armée Patriotique Rwandaise
CPI : Commission de Pacification de l'Ituri
FAC : Forces Armées Congolaises
FAPC Forces Armées du Peuple Congolais (région d'Aru et douanes de Mahagi)
FIPI : Front pour l'Intégration et la Paix en Ituri (PUSIC + FNI + FPDC)
FLC : Front pour Libération du Congo
FORMIUB : Force Multinationale Intérimaire d'Urgence à Bunia
FNI : Front des Nationalistes et Intégrationnistes (Lendus et Ngiti de Bunia)
FPDC : Forces Populaires pour la Démocratie du Congo (Alur) (Aru et Mahagi)
FRPI : Front de Resistance Patriotique de l'Ituri (branche armée des FNI)
MLC : Mouvement de Libération du Congo
MONUC : Mission de l'Organisation des Nations Unies en République du Congo.
LRA : Lord Resistance Army (Armée de Résistance du Seigneur, Ouganda)
PUSIC : Parti pour l'Unité et la Sauvegarde de l'Intégrité du Congo (Hemas du Sud)
RCD Goma : Rassemblement Congolais pour la Démocratie. Pro-Rwanda
RCD - ML : Rassemblement Congolais pour la Démocratie. Mouvement de Libération
RCD-K-ML : Scission du RCD-ML décidée par Mbusa Nyamwisi. Pro Kinshasa
RCD - N : Rassemblement Congolais pour la Démocratie - National. Pro Kampala
UPC : Union des Patriotes Congolais (Hemas)
UPDF : Uganda People's Defence Forces (Armée nationale d'Ouganda)
Annexe 2 : Chronologie récente des événements en Ituri
1998
- 2 août :Le Rassemblement congolais pour la Démocratie (RCD), à l'époque soutenu par le Rwanda et l'Ouganda, lance une rébellion contre le président congolais Laurent-Désiré Kabila, au pouvoir depuis un peu plus d'un an.
- novembre : L'armée ougandaise établit une base à Bunia.
- fin 1998 : L'Ouganda crée une autre rébellion, le Mouvement pour la Libération du Congo.
1999
- avril : Première dissidence au sein du RCD. Ernest Wamba dia Wamba, le premier président de la rébellion, s'installe à Kisangani. Il sera soutenu par l'Ouganda, tandis que le Rwanda soutiendra l'autre faction, basée à Goma.
-mai / juin : Début des affrontements meurtriers entre Hemas et Lendus en Ituri.
-juin / août : Le Rwanda et l'Ouganda ainsi que leurs rébellions respectives se battent à Kisangani (dans un autre district de la même province, la Province Orientale).
- novembre : La mission de l'ONU en République Démocratique du Congo (MONUC) est créée par le Conseil de Sécurité.
2000
- mars : La MONUC déploie des officiers de liaison à Bunia.
2001
- janvier : Affrontements entre Hemas et Lendus. Exode d'Hemas vers l'Ouganda.
- janvier : Le président congolais Laurent-Désiré Kabila est assassiné. Il est remplacé par son fils, Joseph.
- avril : Massacre en Ituri de six employés du Comité International de la Croix Rouge (CICR),par des hommes armés non-identifiés. Motivation ethnique soupçonnée.
- août : Affrontements intercommunautaires en Ituri.
- novembre : Le MLC de Jean-Pierre Bemba se retire de Bunia.
2002
- janvier : Le MLC prend trois villes qui le rapprochent de l'Ituri.
- janvier : Nouveaux affrontements intercommunautaires en Ituri.
- septembre : L'Union des Patriotes Congolais (UPC) de Thomas Lubanga, soutenue par l'Ouganda, prend le contrôle de Bunia.
- septembre : Accord entre le gouvernement de Kinshasa et Kampala sur un calendrier de retrait pour l'armée ougandaise. La date du retrait sera maintes fois repoussée.
- nov / déc : Le MLC continue son avancée vers le sud, prenant les villes de Mambasa et Komanda (partie occidentale de l'Ituri).
- décembre : Accord "global et inclusif" signé à Pretoria, devant mener à des élections démocratiques en République Démocratique du Congo. De nombreux groupes qui se battent en Ituri ne sont pas signataires.
2003
- janvier : Les hommes du MLC accusés d'avoir commis des actes de cannibalisme lors de leur campagne militaire dans la partie occidentale de l'Ituri.
- janvier : L'UPC de Thomas Lubanga se retourne contre l'Ouganda et forme une alliance avec le RCD (soutenu par le Rwanda). L'UPC demande à ce que tous les éléments ougandais se retirent de Bunia. L'Ouganda commence à y augmenter son effectif.
- mars : L'armée ougandaise chasse l'UPC de Bunia.
- avril : Le Rwanda menace de renvoyer des hommes en République Démocratique du Congo si l'Ouganda ne se retire pas.
- fin avril : Début du retrait des troupes ougandaises de l'Ituri.
- 7 mai : L'armée ougandaise achève son retrait de la ville de Bunia (mais a toujours des hommes ailleurs en Ituri). Des affrontements intercommunautaires reprennent en Ituri.
- 12 mai : L'UPC de Thomas Lubanga reprend la ville de Bunia.
- 30 mai : Le Conseil de Sécurité de l'ONU décide la mise en place d'une force multinationale dirigée par la France chargée de rétablir, au besoin militairement, la sécurité à Bunia.
Le déploiement de cette force, dont le mandat est fixé à trois mois, est placé sous le commandement de la France.
- 5 juin : Les Quinze entérinent au niveau ministériel à Luxembourg l'envoi d'une force commune de l'Union Européenne dans l'Est de la R.D.C.
- 10 juin : Arrivée des premières troupes de combat de la force internationale à Bunia (Opération « Artémis »). La Force internationale d'urgence doit compter à terme plus de 1400 soldats, dont 900 Français.
- Septembre : Fin de l’opération « Artémis ». La force internationale est relayée par la MONUC dont le mandat se trouve renforcé et étendu.