Logiques de transformations
La recomposition
des espaces de pouvoir
Achille Mbembe*
*Achille Mbembe est chercheur à l'Insitut de Recherche économiques et sociales de Johannesbourg, Afrique du Sud.
Il est quasi impossible de comprendre les logiques de la transformation sociale en Afrique de l´Ouest et leur impact sur les structures spatiales, la nature de l´Etat et du pouvoir politique, si les phénomènes en cours ne sont pas inscrits dans la longue durée. De fait, ici peut-être plus qu´ailleurs sur le continent, les continuités historiques sont plus déterminantes qu´il n´est généralement admis. Et les distinctions d´usage entre l´époque précoloniale, coloniale et postcoloniale sont utiles tant l´enchevêtrement de ces diverses séquences est manifeste.
Historique des mécanismes
Du fait de sa courte durée (lorsqu´on la compare aux expériences indiennes et latino-américaines par exemple) et de la relative faiblesse de sa pénétration au sein de la société, la colonisation n´a guère revêtu dans la région cet aspect de complétude ou d’achèvement qu´on lui a longtemps prêté. En réalité, le processus colonial a même toujours été marqué par son inachèvement. Tant en ce qui concerne l´organisation du pouvoir qu´en ce qui a trait aux cadres structurants de la société, de l´économie et de l´espace, nombre de dynamiques pré-coloniales ont été, sinon laissées intactes, du moins reprises et recyclées par l´administration coloniale pour ses propres bénéfices. D´autres ont été stockées dans la mémoire et l´imaginaire social et réactivées par les Africains eux-mêmes aussi bien pendant la colonisation qu´aussitôt la contrainte coloniale levée.
Davantage encore, et en dépit de résistances qui se sont soldées pour la plupart par des échecs, l´ordre colonial a fait l´objet sinon d´une acceptation, du moins d´une instrumentation et d´un niveau d´intériorisation plus profond qu´on ne l´a reconnu. A la logique de la manipulation et de l´instrumentation réciproques s´est toujours ajoutée une logique de détournement ou, dans certains cas, d´évitement. En ce qui concerne plus particulièrement la culture du pouvoir, l´imaginaire colonial (le commandement) a fait l´objet d´une indigénisation poussée. De la traduction de cet imaginaire dans les systèmes symboliques locaux et de son inscription dans la « coutume » a résulté, comme dans le domaine religieux, une variété de formes syncrétiques du politique. Ces formes ne relèvent uniquement ni de l´ordre ancien ni de l´ordre de la modernité coloniale, mais combinent une diversité d´éléments puisés dans une pluralité de répertoires. L´ensemble consacre l´une des caractéristiques fondamentales des sociétés de l´Afrique de l´Ouest sur la longue durée : à savoir leur capacité de métabolisme. Cette capacité de métabolisme continue de peser sur les dynamiques contemporaines, bien que d´une manière qui est loin d´être partout uniforme.
Logiques de l´enchevêtrement
et négociation de l´hétérogénéité
L´autre caractéristique de la région, c´est la multiplicité des formes du social (Dozon, 1995 ; Terray, 2000). En effet, ici, la production historique du social a toujours procédé d´au moins deux manières : d´abord par le recours constant aux formes anciennes auxquelles viennent s´en ajouter de nouvelles (principe de l´empilement). L´ancien et le nouveau, l´externe et l´endogène font ensuite l´objet de combinaisons multiples, d´enchevêtrements dont l´effet final est de produire la complexité (principe de l´enchevêtrement).
Ces pratiques de l´imbrication se donnent à voir aussi bien dans le domaine des normes, des institutions que dans les formes d´autorité, les systèmes des droits et les modèles de légitimation, bref, le jeu social dans son ensemble. D´où l´importance accordée par les acteurs sociaux à l´ambivalence, considérée ici aussi bien comme une ressource que comme une stratégie d´action à part entière. D´où, également, la prime accordée à la flexibilité et à l´improvisation, et la réticence des acteurs sociaux à figer les situations (primauté de la négociation et de la renégociation sur la décision, inachèvement et caractère fondamentalement ouvert des processus socio-politiques).
Ce qui découle de cette caractéristique c’est, sur la longue durée, la juxtaposition, voire l´interpénétration au sein de ces sociétés de plusieurs modèles politiques et de principes hiérarchiques. Ainsi, l´existence de systèmes matrilinéaires s´accommode-t-elle fort bien de pratiques gérontocratiques et phallocratiques. L´on retrouve la même hétérogénéité, la même superposition de strates et de statuts lorsque l´on en vient aux castes et aux ordres. Il n´est pas rare qu´au cœur de ces sociétés pour la plupart fortement hiérarchisées et où les distinctions entre nobles, hommes de castes et descendants d´esclaves et de captifs sont de rigueur, viennent s´infiltrer des pratiques segmentaires et lignagères ou encore des idées d´égalité héritées d´autres systèmes idéo- symboliques. La négociation de l´hétérogénéité constitue par conséquent le socle à partir duquel l´ordre social s´est historiquement édifié dans cette région. C´est ce même principe qui explique la diversité des formes qu´y ont prises les institutions, le pouvoir politique et les régimes de la propriété.
Circulation
Finalement, il s´agit d´une région où les logiques de la circulation sont constitutives du social. Elles sont, en même temps, l´un des facteurs structurants de l´espace. Qu´il s´agisse de l´éclatement d´un même lignage en différents points de la sous-région ; qu’il s’agisse du fait que le mode de fonctionnement des échanges repose sur une organisation en réseau se déployant, de surcroît, sur plusieurs pays (Lambert, 1998) ; ou encore qu’il s’agisse de l´importance de phénomènes tels que les segmentations, les éclatements et les scissions, le principe est le même : celui de l´essaimage et du maillage à partir d´un point nodal. Se mouvoir, négocier la longue distance, gérer les flux et fonctionner en chaînons font, aujourd´hui encore, partie des répertoires fondamentaux de l´action dans les sociétés de l´Ouest-africain.
Significatifs sont, à cet égard, les lignes de continuité entre le passé et le présent, notamment en ce qui touche à la formation des diasporas, au continuel remembrement des territoires, aux tendances à la superposition des modèles institutionnels au sein d´une même entité politique (confédération, institutions décentralisées, autonomie des chefs de province), à l´instabilité des hégémonies locales, ou encore au mélange entre la recherche des alliances et le recours à la force. Quant à l´espace, il s´organise moins autour d´un territoire qu´autour de flux que l´on s´efforce de capter. L’ensemble de toutes ces caractéristiques fait des cultures et civilisations de l’Afrique de l’Ouest des cultures commerciales par excellence (Guyer, 1994).
Situation macro-politique
Les facteurs de longue durée indiqués ci-dessus sont utiles pour l´analyse de l’actuelle crise contemporaine de l´Etat dans la région. Celle-ci n´affecte pas toutes les sociétés de l´Afrique de l´Ouest de la même manière ou avec la même intensité. Elle est, en partie, le résultat de l´extrême vulnérabilité des Etats africains aux soubresauts du marché et de l´économie mondiale. L´aggravation de cette vulnérabilité au cours des années 1980 s´est traduite en premier lieu par une remise en question des rapports internes qui organisaient l´accès aux ressources et fondaient les mécanismes d´intégration sociale.
Au regard du thème qui nous préoccupe, quatre configurations se dessinent :
1) les Etats qui, ayant accompli des progrès dans la domestication de la violence, jouissent d´une stabilité relative ;
2) les Etats rongés de l´intérieur par la discorde et dont la continuité des élites au pouvoir dépend en grande partie de leur capacité à instrumentaliser la violence ;
3) les sociétés ayant perdu leur « état civil » et qui ont basculé dans le désordre et « l´état de guerre » ;
4) et enfin les sociétés qui, émergeant de longues années de conflit armé, vivent de facto sous la tutelle de formes diverses de gouvernement privé indirect (conséquence des interventions militaires et humanitaire). Dans chacun de ces cas, la souveraineté épouse des contours particuliers. Bien plus, aucune de ces configurations n´est étanche. Sur le terrain, l´on retrouve en effet de nombreux cas où ces diverses configurations s´enchevêtrent.
Domestication de la violence et stabilité relative
Se détache d´abord un ensemble d´Etats relativement stables et bénéficiant d´une apparente légitimité (Sénégal, Bénin, Mali, Ghana et, dans une moindre mesure, Nigeria). Cette stabilité est précaire. Elle est le résultat de transitions démocratiques qui se sont soldées par des alternances au pouvoir. Elle repose aussi en partie sur le fait que ces Etats sont le fruit de compromis négociés sur des durées relativement longues. Ces compromis sont de plusieurs ordres. Certains sont d´ordre économique et portent sur la reconnaissance, souvent tacite, d´intérêts propres à divers réseaux historiques – intérêts auxquels le pouvoir central se garde de toucher. Dans les pays à dominante musulmane, c’est le cas notamment des réseaux commerçants et religieux. En règle générale, en plus de disposer d’une assise régionale, ces réseaux participent presque toujours de plusieurs sphères imbriquées les unes dans les autres : commerciales, religieuses, ethniques (Guèye, 2002 ; Diouf, 2002).
A ces compromis concernant la redistribution des ressources et les mécanismes légitimes d´accumulation des richesses s´ajoutent des compromis d´ordre culturel ou religieux. D´autres encore ont trait aux règles de la représentation ethnique et régionale. La plupart ont trait à la coexistence de sources variées d´autorité et de légitimité, à l´acceptation d´un pluralisme normatif et social, et à l´intégration de tous ces facteurs dans le processus de gouvernance. D´où, dans ces Etats, l´importance marquée du phénomène de la médiation, des « arrangements » et de la négociation. Les « arrangements » permettent à l´Etat d´accentuer son ancrage dans la société en jouant aussi bien des réseaux que des acteurs privés, des normes officielles que des usages pratiques, de l´esprit de la loi que de sa lettre (Diop & Diouf, 1992 ; Boone, 1992).
Souvent, ces compromis historiques anticipent les processus de démocratisation en tant que tels. Les Etats les plus stables sont, de ce point de vue, ceux qui ont poussé le plus loin possible le processus de métabolisme social. Ils ont, de ce fait, pu amalgamer diverses strates historiques, arrimant chacune d´elle à un processus général de sédimentation et d´assimilation réciproque des élites et produisant, au passage, un système hégémonique doté d´un équilibre relativement fonctionnel.
Cette culture politique ancienne fondée sur le principe de l´assimilation réciproque des élites a, en très grande partie, servi de terreau fertile à la greffe démocratique :
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de nouvelles constitutions ont été adoptées ;
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les principales institutions de la démocratie formelle ont été mises en place même si, parfois, des désaccords subsistent au sujet des modalités de leur fonctionnement ;
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les élections se tiennent régulièrement. Elles font peut-être l´objet de contestations mais celles-ci ne sortent pas du cadre légal ;
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la compétition des élites pour le pouvoir se fait selon des règles tacites et explicites généralement acceptées ;
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la presse est libre ;
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les partis d´opposition exercent leurs activités avec un minimum d´entraves.
La volonté d´apaiser les conflits devient, chaque jour, un aspect structurant de la culture politique. De réelles possibilités d´alternance au pouvoir existent, lorsque celle-ci n´a pas déjà eu lieu dans les faits.
Logiques de la discorde
et structuration de l´ instabilité
Vient ensuite une catégorie d´Etats qui avaient, au plus fort de la contestation des années 1990, accepté malgré eux de s´engager dans une dynamique de re- fondation. Après avoir résisté avec un succès relatif à la pression des forces de l´opposition, ces Etats sont parvenus à imposer, unilatéralement, un rythme à l´ouverture politique. En en déterminant seuls les contours, ces Etats ont édicté, seuls, les règles du jeu politique. Dans la plupart des cas, ces règles sacrifient aux aspects procéduraux les plus élémentaires de la concurrence. Mais elles permettent aux régimes en place de maintenir leur contrôle sur les principaux leviers de l´Etat et de l´économie et garantissent leur continuité au pouvoir. C’est le cas du Togo, de la Guinée, du Burkina-Faso, du Niger et, dans une moindre mesure, de la Côte d’Ivoire.
Des désaccords fondamentaux entre le pouvoir et l´opposition persistent dans ces pays en même temps qu´y perdure une situation de conflit dont les périodes de latence alternent avec des périodes de manifestation aiguë. Il s´agit donc de cas de transitions heurtées, contestées et parfois vite refermées. Dans la plupart des cas, l´échec de ces transitions a pris la forme d´élections truquées, de tentatives plus ou moins réussies de restauration autoritaire, de périodes prolongées de désordre politique, de séries de coups ou de tentatives de coups, voire le basculement dans des guerres civiles, puis la partition du pays en territoires contrôlés par différentes factions.
L´imposition unilatérale des règles du jeu politique a connu plusieurs phases. Les plus décisives sont celles qui ont trait à l´usage de la coercition et à la culture de la discorde.
D´abord, il s´est agi de contenir la poussée protestataire en recourant à une répression tantôt sournoise, tantôt brutale. Afin de faciliter la répression, l´on a cherché à dépolitiser la protestation sociale, à donner des contours ethniques à la confrontation. Au cours de cette phase répressive, le rôle de l´armée a été étendu aux tâches de maintien de l´ordre. Là où les régimes établis se sont sentis le plus menacés, ils ont poussé jusqu´au bout la logique de la radicalisation en suscitant ou en appuyant l´émergence de gangs ou de milices contrôlées soit par des affidés opérant dans l´ombre, soit par des responsables civils détenant des positions de pouvoir au sein de structures formelles.
Dans certains cas, l´existence de milices s´est limitée à la période de conflit. Dans d´autres, les milices ont progressivement gagné en autonomie. Dans d´autres encore, les structures militaires formelles ont servi de couverture pour des activités hors-la-loi. Petit à petit, une nouvelle division sociale est apparue, séparant ceux qui sont protégés (parce qu´ils sont armés) de ceux qui ne le sont pas. Les luttes politiques ont alors eu tendance à être réglées par la force, la circulation des armes au sein de la société devenant l´un des principaux facteurs de division et un élément central dans les dynamiques de l´insécurité et d´accès à la propriété.
Ensuite, dans une deuxième phase, il a fallu diviser l´opposition en envenimant les tensions ethniques et en jouant des rivalités en son sein. Parfois, dans les régions ou les villes qui lui étaient massivement acquises, les conflits locaux (entre autochtones et allogènes, entre sédentaires et nomades, pêcheurs et agriculteurs) ont été attisés afin de mieux justifier la répression. On a ensuite tablé sur la durée pour affaiblir la protestation, pour assécher ses ressources internes et pour réunir les conditions d´épuisement des masses. Une fois cette émasculation des forces sociales accomplie – ou au fur et à mesure de son évolution – il a fallu lâcher du lest notamment par la mise en place de réformes accessoires qui laissaient intacte la structure du pouvoir. De manière générale, cette phase de violence est allée de pair avec, ou a été suivie par un vaste mouvement de privatisation de l´économie. Au total, ces régimes sont parvenus à faire basculer les ressorts économiques de leur domination qui repose désormais sur d´autres bases matérielles.
Aucune alternance pacifique n´a eu lieu dans ces Etats. Des segments de l´opposition ont rejoint le pouvoir. Les formes de la violence et les modalités de sa gestion ont pris des contours inédits. D´un côté, la criminalité urbaine et le brigandage rural se sont accentués. De nouvelles formes de découpage du territoire sont apparues, des zones entières échappant à la maîtrise du gouvernement central. Les conflits fonciers se sont envenimés. De l´autre, les formes d´appropriation violente des ressources ont gagné en complexité. Des points de fixation de conflits permettent d´occuper en permanence une partie des militaires soit à des tâches de répression interne, soit dans des guerres aux frontières, soit à des tâches de pacification de régions rebelles situées aux confins du territoire national.
Lorsque les changements à la tête de l´Etat n´ont pas été la conséquence de coups d´Etat, ils ont été le résultat de rébellions soutenues de l´extérieur. La possibilité de renversement du pouvoir par la voie électorale n´existant pas, seul le coup d´Etat ou l´assassinat s´offrent désormais comme moyen de dénouer l´impasse. Si, dans les années 1970, les coups d´Etat étaient menés soit au nom de la « révolution », soit sous le prétexte de la sauvegarde de l´unité nationale, soit pour mettre un terme à la corruption et à la gabegie supposée des régimes civils, le mouvement de démocratisation du début des années 1990 a modifié la donne, obligeant les régimes militaires à trouver de nouvelles formes de légitimation. Dans la foulée, un certain nombre d´entre eux se sont « civilianisés », souvent au terme d´élections controversées. Les crises auxquelles le multipartisme a donné lieu dans certains pays ont cependant favorisé l´émergence de nouvelles formes de prétorianisme dont la justification majeure est désormais de débloquer les impasses auxquelles auraient conduit les processus de démocratisation ratés. Mais la marge de manœuvre des régimes militaires sur le plan international est de plus en plus réduite.
Etat de guerre et société militaire
L´institution militaire a subi d´importantes transformations en Afrique de l´Ouest au cours du dernier quart du vingtième siècle. Ces années ont coïncidé avec l´apparition, puis la généralisation de guerres qui présentent trois caractéristiques principales :
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elles ont pour cibles principales non pas tant des formations armées adverses que les populations civiles ;
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elles ont pour enjeu central le contrôle de ressources dont les modalités d´extraction et les formes de la commercialisation alimentent en retour les conflits et les pratiques de prédation ;
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la main-d´œuvre militaire recrutée pour poursuivre ces guerres est essentiellement composée d´enfants. Mais tout d´abord, les inégalités internes au sein des institutions militaires se sont aggravées.
A la faveur de la crise économique, les conditions de vie dans les casernes se sont détériorées. Dans plusieurs pays, la paupérisation accélérée des hommes de la troupe a été à l´origine de violences et de désordres publics. Ensuite, les pratiques de racket se sont généralisées, la soldatesque n´hésitant pas à établir des barrages le long des routes et à confisquer les propriétés. Pendant ce temps, les échelons les plus gradés de l´armée ont parfois pu se constituer leurs propres réseaux dans les milieux de la douane, de la contrebande ou des affaires, lorsqu´ils ne se sont pas investis purement et simplement dans la revente des armes, le trafic des minéraux et d´autres opérations lucratives.
Parallèlement, un cloisonnement relativement rigide entre les différents corps armés et les différentes instances en charge de la sécurité s’est opéré lorsque les niveaux d´enchevêtrement entre ces différentes instances n´aboutissaient pas à une dispersion générale, la logique de la répression et des trafics accentuant en retour la logique de l´informalisation et de la dés-institutionnalisation.
Le deuxième processus ayant joué un rôle direct dans la généralisation du rapport belliqueux en Afrique de l´Ouest est le basculement de la loi de répartition des armes au sein de la société. De ce point de vue, le dernier quart du vingtième siècle se caractérise par la perte progressive du monopole de la violence par l´Etat et sa dévolution graduelle à une multiplicité d´instances opérant, soit hors l´Etat, soit de l´intérieur, mais en relative autonomie. L´éclatement de ce monopole consacre également l´apparition d´opérateurs privés et d´entrepreneurs de la violence dont certains acquièrent peu à peu des capacités d´organisation et de mobilisation des ressources humaines et matérielles en vue de la guerre. Plus que la possibilité d´accès aux armes et la vélocité de leur circulation, c´est de cette capacité de capture et de remobilisation des ressources de la violence que découle le basculement de la loi de répartition des armes dans les sociétés de l´Afrique de l´Ouest.
Là où la grande césure se situait autrefois entre l´Etat et la société se substitue une autre économie du pouvoir caractérisée par des rapports de force multiples et capillaires. Ainsi, la guerre n´oppose-t-elle plus nécessairement des armées à d´autres ou des Etats souverains à d´autres. Elle oppose de plus en plus des formations armées agissant derrière le masque de l´Etat à des armées sans Etat, mais contrôlant des territoires bien distincts, les deux ayant pour cibles privilégiées des populations civiles. Là où elles ont débouché sur la victoire militaire de l´une des parties en conflit, les guerres contemporaines n´ont pas nécessairement été suivies par la libéralisation des régimes ainsi mis en place par la force. Dans les cas où les dissidences armées n´ont pas conquis la totalité du pays, elles ont provoqué des scissions territoriales et sont parvenues à contrôler des régions entières qu´elles administrent selon le modèle des sociétés concessionnaires, notamment lorsque ces régions sont pourvus de gisements miniers.
La fragmentation des territoires s´opère alors selon des formes variées : émergence de fiefs régionaux contrôlés par des forces distinctes, recelant des ressources commercialisables et adossés à des Etats voisins ; zones de guerre aux frontières avec les Etats voisins ; provinces ou régions dissidentes à l´intérieur du périmètre national ; ceintures de sécurité autour des capitales et des régions adjacentes ; camps de réfugiés ; zones de prédation économique avec l´appui de mercenaires venus de loin. Des pays qui, à un moment ou à un autre rentrent dans cette catégorie, l’on peut citer : le Liberia, la Côte d’Ivoire, la Sierra Leone, la Guinée-Bissau. Mais la fragmentation des territoires et la persistance des dissidences armées s’étend également aux cas tels que la Casamance (Sénégal), la région du Delta au Nigeria ou, il n’y a pas si longtemps, le nord du Mali.
Formes de gouvernement privé indirect
Le dernier cas, ce sont les pays qui émergent d´une longue période de guerre, et où l´appareil administratif et l´ensemble des infrastructures tant économiques que de la vie civile ont fait l´objet de destruction. Au passage, de tels pays ont généralement perdu l´essentiel de leur souveraineté.
Leur reconstruction passe alors par diverses phases, chacune nécessitant des niveaux d´intervention externe de profondeur variable. Dans ces sociétés, l´appareil d´Etat a disparu ou alors il n´existe plus que sous sa forme la plus réduite, voire mimétique. Ce « semblant d´Etat » est le plus souvent confiné à la capitale et à ses environs immédiats. Le reste du territoire national est géré par une multitude d´organisations non gouvernementales et humanitaires, des églises, une variété d´acteurs privés assumant désormais des fonctions plus ou moins publiques et délivrant des services aussi bien à la population civile qu´à l´administration elle-même. Chacun de ces acteurs privés dispose, en outre, de ses propres réseaux internationaux desquels il dépend en matière de ressources, de financement et de capital symbolique. C’est notamment le cas de la Sierra Leone et du Liberia.
Stratification sociale
et nouvelles formes de la lutte sociale
Depuis le début des années 1980, la plupart des luttes sociales en Afrique de l´Ouest ont lieu dans un contexte de rareté et de dureté sans précédent des conditions de vie. Dans les villes comme dans les campagnes, les seuils de vulnérabilité ont été abaissés et la précarité s’est installée. Trois facteurs majeurs ont pesé sur les formes et le contenu des luttes sociales. Il s´agit :
1) du durcissement de la contrainte monétaire ;
2) de la concomitance de la démocratisation et de l´informalisation de l´économie et des structures étatiques ;
3) et finalement de la dispersion du pouvoir d´Etat et de la diffraction de la société.
Quant aux luttes elles-mêmes, elles ont désormais trois points d´ancrage principaux. Elles concernent, de plus en plus, la définition des règles formelles ou informelles qui organisent l´accès aux ressources et leur usage. D´autres encore ont pour objet les liens sociaux et pour enjeu la capacité de multiplication des réseaux d´appartenance. Enfin, d´autres visent à réduire l´incertitude et les risques découlant de la vulnérabilité.
Durcissement de la contrainte monétaire
L´assèchement généralisé des liquidités, puis leur concentration progressive le long de quelques filières dont les conditions d´accès sont devenues plus draconiennes que par le passé, ont eu plusieurs conséquences. D´abord, il en est résulté des pertes effectives de revenus au sein des ménages alors que les possibilités d´atténuer le manque à gagner ou de le compenser par des gains obtenus dans d´autres activités se rétrécissaient. D´où le sentiment, partout répandu, d´exposition à des risques divers et difficilement maîtrisables. D´où également, face à l´incertitude, la volatilité et les fluctuations, la mise en place de stratégies d´intégration à des réseaux et associations dont la fonction est de gérer les aléas sociaux.
D´autre part, on a assisté à une brutale contraction du nombre d´individus capables de passer des dettes à d´autres. La nature de la dette sociale elle-même a changé, la dette de protection devenant le signifiant ultime des rapports de parentèle, que ceux-ci soient fictifs ou réels. Enfin, et plus qu´auparavant, l´argent est devenu une force de séparation des individus et l´objet d´intenses conflits.
Face aux contraintes résultant de la réduction drastique de la circulation fiduciaire, l´impératif consistant à aller désormais gagner de l´argent au loin s´est imposé aux familles et aux individus. Un nouveau cycle de migrations touchant en particulier les cadets sociaux s´est ouvert. Sur le plan culturel, les nouvelles dynamiques d´acquisition de gains occasionnées par la rareté de l´argent ont conduit à une revivification sans précédent des imaginaires du lointain et de la longue distance. Cette revivification s´est traduite d´un côté par un accroissement inédit des capacités de mobilité extensive des agents privés, et de l´autre par des tentatives violentes d´immobilisation de catégories entières de la population, notamment lors des nombreuses guerres qui ont secoué la région au cours du dernier quart du vingtième siècle.
Parce qu´elles reposent en très grande partie sur les valeurs de l´itinérance par opposition à celles de la sédentarité, les nouvelles dynamiques d´acquisition du gain ont contribué à une modification profonde des figures de l´appartenance. La lutte sociale tend désormais à se cristalliser autour des questions cruciales que sont la constitution des identités, les modalités de la citoyenneté, la gestion de la mobilité des personnes et des biens, les conditions de capture des ressources flottantes. Dans ces nouvelles formes de la lutte sociale et politique, trois thématiques sont privilégiées : celle de la communauté d´origine, celle de l´autochtonie et celle de la religion.
Au moins deux conceptions de la citoyenneté en sont venues à s´opposer dans l´esprit public. D´une part prévaut l´idée selon laquelle est citoyen d´un pays celui à qui l´Etat reconnaît cet attribut. De l´autre domine la conception selon laquelle le principe de citoyenneté découle principalement des liens de sang (réels ou supposés), de la naissance et de la généalogie. Les liens de sang permettent en effet de fonder la distinction entre les « autochtones » et les « allogènes », les « natifs » (originaires) et les « étrangers ». Cette production identitaire a contribué au renouveau des anciens royaumes et chefferies, ainsi qu’à la naissance de nouveaux groupes ethniques soit par séparation d´avec les anciens, soit par amalgamation.
Conjuguées au phénomène de la mobilité, les dynamiques religieuses, ont, pour leur part, contribué à l´apparition de deux types d´espaces civiques aux formes d´entrelacements complexes :
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la cité intra-muros (lieu des origines et de la coutume) ;
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la cité extra-muros, celle qui est rendue possible par la dispersion et la migration, ou encore l´appartenance à des réseaux spécialisés dans la négociation des longues distances. Cette cité extra-muros a pris différentes formes selon qu´il s´agit des pays de l´Islam, de pays de cohabitation entre plusieurs systèmes religieux, ou simplement de pays chrétiens. Dans tous les cas, le religieux est devenu un vecteur majeur de la trans-nationalisation des sociétés locales.
Informalisation et dispersion du pouvoir d´Etat
Un autre facteur décisif de la transformation des termes de la lutte sociale a été la concomitance de la démocratisation, de l´informalisation de l´économie et la dispersion du pouvoir étatique. Informalisation de l´économie et dispersion du pouvoir d´Etat se sont superposées et, parfois, entrecroisées. Depuis le début des années 1980, et par-devers le masque de l´ordre ou de la loi et le théâtre d´Etat, un processus souterrain de dispersion graduelle du pouvoir s’est mis en oeuvre.
Certes, là où l´Etat s´était un tant soit peu consolidé au cours de la décennie précédente, l´administration disposait encore d´une bonne partie de ses ressources, coercitives notamment. Les conditions matérielles d´exercice du pouvoir et de la souveraineté se sont cependant détériorées au fur et à mesure de l´aggravation des contraintes liées au remboursement de la dette externe et de l´application des politiques d´ajustement structurel. La crise des économies ne se relâchant point, l´effilochement s´est poursuivi tout au long des années 1990, l´effritement des structures étatiques prenant parfois des formes inattendues.
Au cœur du processus d´informalisation des structures étatiques se trouve la menace d´insolvabilité générale qui caractérise la vie matérielle des Etats de l´Afrique de l´Ouest au cours du dernier quart du vingtième siècle. Parce que l´assèchement des liquidités touche aussi bien l´Etat que la société, il contribue alors à modifier substantiellement les systèmes d´échange qui étaient au fondement de la socialisation étatique sous la période autoritaire. Au fur et à mesure qu´au niveau de l´Etat la pratique des impayés budgétaires devient la règle, la chaîne des impayés s´étend au niveau de la société.
Les acteurs sociaux réagissent alors soit en intensifiant les pratiques de contournement et de détournement, soit en ayant recours à diverses formes de désobéissance fiscale, soit en amplifiant les pratiques de falsification et de défection. Parallèlement, loin de faire naître un capitalisme populaire, la distribution des actifs de l´Etat via le processus de privatisation entraîne la cession d´une grande partie du patrimoine public à des opérateurs privés dont certains sont déjà détenteurs du pouvoir politique.
Au même moment, par le bas, les paramètres de la lutte pour la subsistance se déplacent. La vie au quotidien se définit de plus en plus à partir du paradigme de la menace, du danger et de l´incertitude. Petit à petit prend forme un monde social où la méfiance à l´égard de tous va de pair avec le besoin de protection contre des forces de plus en plus invisibles. Cette sensibilité sociale est renforcée, en bien des endroits, par la prédication des nouvelles églises pentecôtistes dont le noyau du message consiste en la lutte généralisée contre les démons. Les luttes sociales s´apparentent de plus en plus à l´activité guerrière proprement dite. En retour, la guerre en tant que signifiant majeur de la conduite de la vie quotidienne devient, par extension, le signifiant central de la lutte politique.
Le processus de démocratisation en Afrique de l´Ouest coïncide avec la dispersion du pouvoir d´Etat qui revêt notamment deux formes.
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l´affaiblissement des capacités administratives de l´Etat va de pair avec la privatisation de certaines de ses fonctions régaliennes ;
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la prime accordée à la dérégulation se traduit sur le terrain par un mouvement de désinstitutionnalisation, lui-même propice à la généralisation des pratiques informelles. Or, la généralisation des pratiques informelles entraîne non seulement une prolifération des instances de production des normes (sans qu´aucune de ces instances ne soit à même d´imposer intégralement ses propres règles), mais aussi une démultiplication sans précédent des possibilités de contournement des lois, au moment même où les capacités de sanction détenues par les pouvoirs publics et autres autorités sociales sont les plus affaiblies. Dès lors, les conduites visant à infléchir les normes aux fins d´accroître les rentes et tirer le bénéfice maximum de la défaillance des institutions formelles prévaudront aussi bien chez les agents privés que publics.
Diffraction de la société
Plus décisive encore, la démocratisation survient à un moment où, du fait de la brutalité de la contrainte monétaire, le processus de diffraction de la société a atteint un point culminant. En plus des figures extrêmes et des situations que sont les guerres et les déplacements forcés des populations, elle se donne à voir dans le recours des sujets sociaux à une multiplicité de registres de l´action.
Multiplicité des identités, des allégeances, des autorités et des juridictions, accentuation de la mobilité et de la différenciation, vélocité dans la circulation des idées, la réappropriation des signes et le travestissement des symboles, capacité accrue de conversion des choses et des objets en leur contraire, fonctionnalité accrue des pratiques de l´improvisation : tout sera utilisé pour atteindre toutes sortes de fins et tout deviendra objet de marchandage. Plus qu´auparavant, les pratiques de l´informalisation ne se limitent plus aux seuls aspects économiques et aux stratégies de survie matérielle. Elles deviennent, petit à petit, les formes privilégiées de l´imagination culturelle et politique.
Les conséquences de ce nouvel état culturel sur la constitution des mouvements sociaux et la formation des alliances et des coalitions sont considérables. D´un côté, le temps court marqué par l´improvisation, les « arrangements » ponctuels et informels, les impératifs de conquête immédiate du pouvoir ou la nécessité de le conserver à tout prix sont privilégiés au détriment des projets à long terme. Il en résulte une instabilité de nature structurelle. Les alliances se nouent et se dénouent constamment.
Le caractère provisoire et constamment renégociable des contrats et des accords atteste de la réversibilité fondamentale des processus. Sur un autre plan, l´enchevêtrement des logiques segmentaires et des logiques hiérarchiques, des dynamiques laïques et celles de l´invisible, de l´occulte et du sacré, la multiplicité des allégeances empêchent toute cristallisation durable des mouvements sociaux. D´où une interminable parcellisation des conflits ainsi que le caractère cloisonné, fragmentaire et scissipare des luttes organisées.
Crise de la masculinité :
la revanche des femmes et des enfants
Un aspect central de la diffraction de la société évoquée ci-dessus est la crise de la masculinité. La crise du dernier quart du XXème siècle a affecté de diverses manières les rapports entre hommes et femmes, puis entre hommes et enfants. Dans certains cas, elle a contribué à creuser les inégalités déjà existantes entre les sexes. Dans d´autres, elle a entraîné une profonde modification des termes généraux dans et par lesquels s´exprimaient, et la domination masculine, et la féminité (Sindjoun, 2000).
Parmi les catégories les plus démunies de la population, le statut de « chef de famille » généralement tenu par les hommes a subi un déclassement, notamment là où le pouvoir de nourrir ne pouvait plus être exercé pleinement faute de moyens. Par contre, le nouveau cycle des luttes pour la subsistance généré par la crise a, paradoxalement, ouvert des possibilités de mobilité pour un nombre relativement élevé de femmes, en particulier dans certaines sphères de la vie matérielle relevant soit de l´informel, soit de l´illégal (Niger-Thomas, 2001). Ces possibilités accrues de mobilité sont allées de pair avec une contestation renouvelée des prérogatives masculines et une intensification des rapports de violence entre les sexes (Oyekani, 2000).
La contestation des prérogatives masculines s´exprime désormais ouvertement. Elle prend la forme d´une instabilité maritale et d´une circulation des femmes relativement chronique. Elle s´exprime aussi sous la forme de paniques urbaines au centre desquelles se trouve la peur de la castration (Sackey, 1997). Emergent, par ailleurs, sinon dans la sphère publique du moins dans des espaces clos, des formes de sexualité auparavant réprimées ou refoulées, à l´instar de l´homosexualité et du lesbianisme. Dans les contextes de guerre, la possession du fusil permet aux jeunes de jouir d´un d´accès presque illimité aux biens sexuels, souvent par le biais de viols collectifs de femmes ou par la pratique rituelle de l´homosexualité.
D´autre part, on observe une perte du contrôle des aînés sur les cadets sociaux et une transformation accélérée des rapports de pouvoir à l´intérieur de la famille. Lorsque l´autorité des chefs de famille n´est pas explicitement remise en cause, elle fait l´objet d´une fragmentation de plus en plus nette. Les systèmes de normes qui régulaient l´accès aux ressources domestiques et les principes de leur redistribution sont désormais soumis à des renégociations périodiques. A la progression des formes d´individuation s´ajoutent des phénomènes tels que la mise au travail des enfants et l´accentuation du commerce sexuel. Les rapports entre aînés et cadets sociaux tendent à s´inverser. Ainsi, par exemple, dans les régions agraires marquées par la saturation foncière, l´ancien système consistant à rémunérer la main-d´œuvre juvénile par des cessions foncières - et, par ce biais, institutionnaliser les rapports hiérarchiques – montre ses limites. La migration, ou encore l´enrôlement dans des formations armées constituent désormais l´une des stratégies privilégiées d´émancipation rapide des cadets. Tel est, notamment, le cas des « enfants-soldats ».
Recomposition des arènes locales
Il s’agit, à présent, d’examiner les conséquences des facteurs étudiés ci-dessus sur la recomposition des arènes locales. Partout dans la région, de profondes transformations affectent les arènes politiques locales. Ces transformations varient d´un pays à l´autre, en fonction de la situation macro-politique décrite ci- dessus. Que leur théâtre privilégié soit le milieu rural ou urbain, ces recompositions ont un impact déterminant sur la constitution des réseaux privés et, de manière générale, les formes de pluralisation et de transnationalisation des sociétés de l´Afrique de l´Ouest.
Les pouvoirs au village
D´un côté, le processus de multiplication des associations d´originaires d´un même village s´est amplifié au moment même où la qualité de la présence de l´Etat, de ses représentants ou de ses intermédiaires sur le plan local se modifiait. La prolifération des associations d´originaires s´explique, en très grande partie, par la volonté des cadres et citadins de constituer, dans leurs régions d´origine, les supports d´une notabilité destinée à favoriser leur insertion dans le jeu politique national. Dans la plupart des pays en guerre, le contrôle des zones rurales s´est révélé déterminant, que ce soit dans les stratégies de mobilisation en vue de la conquête des villes, ou dans les efforts des pouvoirs établis pour affronter la rébellion et les dissidences armées.
La base sociale de nombreux régimes au pouvoir se trouve dans les villages. Même si, dans certains cas, l´importance des réseaux migrants s´est accrue et leur rôle dans la survie matérielle des ruraux s´est consolidé, une certaine primauté culturelle continue d´être accordée au village, lieu supposé des origines et de la tradition. En dépit de l´importance prise par les villes en tant que pourvoyeuses des ressources de la modernité, la valorisation symbolique des statuts passe encore, en bien des cas, par un retour au village. La prévalence des rapports de parenté et la référence aux origines en tant que métaphores culturelles dynamiques et langage par excellence de la légitimation n´a fait que renforcer cette emprise. Du coup, le village est demeuré, à côté des associations religieuses et diverses fraternités, un lieu stratégique des affrontements politiques, notamment en période électorale et dans le contexte des politiques de décentralisation (Bierschenk & de Sardan, 1998).
Décentralisation et involution
Ces politiques sont allées de pair avec de profonds redécoupages territoriaux aux enjeux sociaux, politiques et culturels multiples. En effet, de tels découpages se sont généralement traduits par des dotations en services et emplois. Plus important encore, dans le contexte de la transnationalisation des sociétés de l´Afrique de l´Ouest, la maîtrise des ressources locales s´est avérée être un puissant facteur d´accès aux ressources internationales. Dans plusieurs pays, le redécoupage des territoires a permis aux élites locales de renforcer leur position d´intermédiaires entre la localité, l´Etat et les réseaux internationaux. La mobilisation des ressources locales étant indispensable dans la négociation avec l´international, il est clairement apparu que les logiques de la localité et les logiques de la globalisation, loin de s´opposer, se renforcent mutuellement.
Par ailleurs, la maîtrise des ressources locales passant essentiellement par le contrôle des fonctions administratives, politiques et symboliques, de nombreux acteurs sociaux ont cherché à mobiliser les solidarités coutumières pour remporter la compétition ainsi ouverte parmi les élites d´un même coin (Trager, 1998). C´est l´une des raisons pour lesquelles les processus de décentralisation et de démocratisation ont si nettement contribué à la résurgence des conflits sur l´autochtonie et à l´aggravation des tensions entre les natifs d´une localité d´une part, et d´autre part les migrants et allogènes (Geschiere, 2000). Partout, les solidarités à base généalogico-territoriales sont réinterprétées, et les rivalités et contentieux internes aux communautés locales partout relancés. Production de la localité et production de l´autochtonie constituent donc les deux faces d´un même mouvement porté par des acteurs divers : chefs coutumiers, marabouts, élites professionnelles, associations diverses, réseaux d´entraide et de solidarité, élites urbaines.
Les résultats des politiques de décentralisation (dans le contexte de l´étiolement de l´Etat) sont, partout, mixtes. Dans la plupart des cas, ces politiques ont conduit à la multiplication des structures clientélistes. De nouvelles articulations sont apparues entre les luttes d´influence au niveau local et les luttes de pouvoir aux échelles nationales et régionales. A la faveur de la décentralisation, réseaux existants et nouveaux réseaux n´hésitent plus à instrumentaliser l´ethnicité aux fins de conquête des ressources (écoles, centres de santé, gestion des marchés, accès à l´eau). Les divisions anciennes sont exacerbées par les enjeux supplémentaires apportés par les projets de développement.
Finalement, la recomposition des pouvoirs locaux traditionnels se poursuit. Ces formes d’autorité ont survécu à la colonisation et aux indépendances. Dans plusieurs pays, l’on assiste à une « modernisation » de la chefferie, les détenteurs du pouvoir traditionnel se recrutant de plus en plus au sein des élites instruites. Ce travail s’ajoute à un autre, de relégitimation culturelle, qui passe par la rénovation des symboles de l’autorité coutumière. La prise en compte des structures traditionnelles de pouvoir dans le calcul de l’Etat prend elle aussi des formes nouvelles selon les pays. De fait, le processus de démocratisation a eu pour effet de revaloriser la chefferie. Celle-ci est devenue, plus encore que par le passé, un chaînon essentiel dans la lutte pour la captation des votes.
Les nouvelles expériences de polarisation spatiale
En réalité, la relation entre l´environnement naturel et les processus socio- historiques dans la région n´a jamais été statique. La pluralité spatiale de la région a toujours été le résultat d´une combinatoire de forces. De manière générale, la diversité de l´espace ouest-africain a souvent été appréhendée sous un angle purement géographique, la principale distinction opposant alors les pays du littoral atlantique et de la forêt (zones d´infiltration de l´influence occidentale) aux zones de la savane, du Sahel et du désert (marquées, peu ou prou, par l´Islam). Trois vecteurs de la transformation sociale sont généralement identifiés : le commerce, la religion, et la guerre.
Les formations insulaires
Au cours du dernier quart du vingtième siècle, de nouvelles formes de polarisation spatiale sont apparues. Dans l´articulation de l´Afrique de l´Ouest au monde, de nouvelles entités jouent désormais un rôle plus visible que par le passé.
C´est notamment le cas des formations insulaires, au sujet desquelles peu d´études sont disponibles. L´on pense, par exemple, aux îles du Cap-Vert, dont plus de la moitié de la population vit à l´extérieur, et dont une grande partie de l´économie repose sur les transferts. Il s´agit ici d´une forme d´économie que l´on retrouve dans l´hinterland, notamment dans les grandes zones de dispersion migratoire du XXème siècle. Les deux caractéristiques principales de ce type d´espace sont d´une part son inscription dans une dynamique de flux transcontinentaux et de l´autre, sa capacité de produire des diasporas. Les formations insulaires, en particulier, héritent de leur contenu par la force de leur articulation à un « dehors », à un « lointain » qui les transforme en autant de zones interstitielles, ou encore en autant de « marges » qui sont en même temps de véritables interfaces entre un « ici » et un « ailleurs ».
Ces formations insulaires ne jouent pas seulement le rôle de centres de dispersion des populations. Elles sont également reliées les unes aux autres grâce à des réseaux familiaux et commerciaux datant, souvent, de la période coloniale. Ainsi des rapports entre le Cap-Vert et Sao Tomé et Principe ; ou encore entre cette dernière île et la Guinée équatoriale, dans le Golfe de Guinée. Leur rôle d´entrepôt ou de zone de pré-positionnement va croissant, dans le cadre de la nouvelle donne géopolitique. Il importe donc, dans la description des transformations spatiales en Afrique de l´Ouest, de tenir compte de ces couloirs maritimes au sein desquels les îles jouent un rôle sinon de liant, en tous cas de stations.
Les pays des rivières et de la mangrove
Aux formations insulaires viennent s´ajouter les grandes voies d´eau (le Niger, le Sénégal, la Gambie) et les « pays de la mangrove » dont la caractéristique principale est d´être sillonné par de nombreuses rivières (cas des Rivières du Sud telles que la Casamance, le Rio Cacheu, le Rio Grande, Pongo, Nunez ou Ceba). Voies d´eau et pays de la mangrove dessinent une carte de l´Afrique de l´Ouest fort différente des cartes conventionnelles.
Les pays des rivières et de la mangrove ont été, dans la sous-région au cours du dernier quart du XXème siècle, des zones d´instabilité par excellence. C´est ici que se trouvent, historiquement, les formes politiques les plus émiettées. Terminus des principales chasses à l´homme de la période de la traite des esclaves, à la fois zones-refuges et de contact, ces espaces ont également été ceux où, sous l´effet du commerce atlantique, la transplantation des populations a été la plus intense.
Les embouchures des grands fleuves et les deltas de l´Afrique de l´Ouest sont devenus des zones de conflits souvent meurtriers. La plupart sont aggravés par la présence de ressources dont l´exploitation intensive a conduit à des crises écologiques. C’est notamment le cas dans la région du Delta au Nigeria (Gore & Pretten, 2003). Les crises ont eu pour effet une réduction drastique des possibilités de reproduction à l´échelle domestique. Les luttes pour l´accès aux ressources qui marquent ces espaces se nourrissent également du ressentiment à l´égard de l´Etat central. Elles sont, pour l´essentiel, menées par un corps de jeunes gens enrôlés au sein de milices locales qui s’opposent aussi bien aux compagnies multinationales qu’à l’Etat central (de Montclos, 1999).
L´Afrique de l´Ouest
dans la géopolitique contemporaine
L´Afrique de l´Ouest est, d´un point de vue géopolitique, un espace mouvant. Son véritable socle se trouve désormais fermement arrimé à l´Atlantique. Au demeurant, c´est cet arrimage qui, depuis la période de la traite des esclaves, donne une impulsion aux sociétés et aux cultures locales et structure une part importante de leur créativité.
La nouvelle période atlantique de l´Afrique de l´Ouest diffère cependant, en bien des points, des périodes qui l´ont précédées (aussi bien la période esclavagiste que celle du mercantilisme qui suivit l´abolition). D´une part, une spectaculaire contraction de l´espace régional est en cours. Elle se nourrit du développement – en cours depuis au moins un siècle – d´une civilisation urbaine et, pour l´essentiel, côtière. Cette civilisation est avant tout commerciale. Sur le plan culturel, cette civilisation côtière se caractérise par ses formes créoles, syncrétiques et baroques. De manière plus décisive encore pour l´avenir, la région est en train de se recomposer autour de cités et de métropoles régionales. Certaines sont situées dans l´hinterland, aux confins de la savane et du désert. La plupart se situent sur la côte, dans les pays de la forêt, des rivières et de la mangrove.
Des ressources-clés qui contribuent aux dynamiques maritimes en cours de reconstitution et à la formation de ces « cités-Etats », la plus importante est le pétrole, objet d´une exploitation aussi bien terrestre qu´en haute mer, et donc, à plusieurs égards, extra-territoriale. L´exploitation pétrolière se concentre désormais autour d´un triangle dont le bassin du Tchad (et le pipeline qui le relie à l´Atlantique) servent à la fois de pointe et de pylône. La base du triangle se prolonge sur l´océan, le long du Delta du Niger et du golfe de Guinée, puis en direction des côtes de l´Angola. Le point d´arrimage de ce triangle, ce sont les deux îles de Fernando Po et de Sao Tomé et Principe, véritables porte-avions dont l´importance dans la sous-région ira grandissant au cours des années à venir.
Dans l´hinterland, l´espace se structure de plus en plus autour d´économies des enclaves. Celles-ci s´articulent soit autour des ressources du sous-sol (or, diamants) qui font d´elles des économies extractives, soit autour de l´exploitation de « ressources flottantes » qu’irriguent les transactions à longue distance. L’hinterland joue également des fonctions-clé du point de vue de l’approvisionnement vivrier des cités maritimes. Au regard de la donne géopolitique mondiale, le reste de l’espace ouest-africain présente un faible intérêt. Composé essentiellement de couloirs souterrains et de « tunnels » propices à la contrebande, il constitue une zone d´itinérance que de nombreux acteurs traversent de part en part, au gré des opportunités.
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M.