Secteur informel
Le tissu traditionnel an
Afrique de l'Ouest
John O. Igué*
* John O. Igué est géographe et professeur à l'Université nationale du Bénin.
Il n’est plus possible de parler de l’économie africaine sans évoquer le rôle du secteur informel de plus en plus omniprésent tant dans les campagnes que dans les villes. Mais plus ce secteur tend à concurrencer les activités dites formelles, plus se pose la question de sa définition, de son contenu et de son mode de gouvernance. Sans élucider cette question, il sera difficile de le considérer comme un facteur de la croissance et de la transformation qualitative des économies ouest-africaines. Bien que, sous l’effet de la mondialisation, le secteur informel tende à se généraliser à l’ensemble des pays de la planète 11(1) Cf. « Les contrebandiers de la mondialisation ». Alternatives Economiques, n°216, juillet-août 2003., de nombreux doutes subsistent quant à sa capacité à contribuer efficacement au processus du développement.
A partir des travaux sur le secteur informel, de nombreuses définitions lui sont attribuées, notamment celles qui concernent le caractère récent des unités de production, leur expansion en nombre, la genèse des producteurs, l’importance de l’apprentissage et la faiblesse du capital engagé. Ces définitions sont souvent complétées par d’autres critères tel que le statut légal de l’entreprise en matière fiscale, juridique et d’enregistrement statistique ; elles sont malheureusement limitatives par rapport à la pratique des activités informelles en Afrique de l’Ouest ; elles excluent l’agriculture d’autosubsistance qui se pratique dans les campagnes avec des techniques rudimentaires et selon une forme d’organisation de marché dont le système ne dépasse guère celui du village ou du clan ; elles ne prennent pas non plus en compte le secteur de distribution en aval de toutes les activités de production. Ces lacunes montrent qu’une définition de l’informel doit davantage insister sur la notion de mode de vie, pour ne pas dire de civilisation, issu des différentes mutations provoquées par le partage colonial et dans le prolongement d’une vieille tradition socioculturelle.
Par conséquent, le point de départ le plus intéressant pour formuler toute définition objective du secteur informel doit être le caractère dualiste de l’économie : induit par le fait colonial, il se manifeste par un clivage au sein du fonctionnement de la société entre lettrés, grands bénéficiaires des avantages de la colonisation, et illettrés, largement en marge du processus actuel de la « modernité ». Autrement dit, la colonisation a développé des logiques économiques et de gestion de la société qui ne sont pas encore accessibles à tous. Ainsi, la meilleure définition des activités informelles serait celle qui considèrerait ces activités comme étant le prolongement de l’économie traditionnelle, mais se développant aujourd’hui dans un environnement marqué par de profondes mutations. Les limites entre l’économie traditionnelle et l’économie dite moderne se traduisent ainsi par le phénomène d’informalisation du secteur moderne et vice-versa.
Quoi qu’il en soit, l’informel dans le contexte de l’Afrique de l’Ouest regroupe plusieurs types d’activités :
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l’agriculture traditionnelle d’autosubsistance largement pratiquée par la majeure partie de la population et dont la production alimente les échanges de type villageois. A cela s’ajoute une autre agriculture péri-urbaine pourvoyeuse de légumes frais pour la ville ;
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les petits métiers urbains et ruraux (artisanat traditionnel, petite production artisanale…) ;
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les échanges non enregistrés se déroulant sur les marchés périodiques ou dans les principaux cordons frontaliers ;
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les activités de services comme la restauration populaire, les métiers de tailleurs, de coiffeurs ou de transporteurs urbains… ;
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la sous-traitance industrielle par les petits artisans pour la fabrication des pièces détachées ou autres biens nécessaires au montage industriel.
Ce sont les quatre premiers types d’activités qui, prolongeant la vieille logique d’économie traditionnelle, sont largement répandus en Afrique de l’Ouest. Leur développement actuel s’explique par des facteurs objectifs tels que les contraintes géographiques caractérisées par l’étroitesse de l’espace national, la rareté des ressources naturelles et l’appauvrissement continue des pays africains.
Origine et contenu
Legs colonial
L’origine du secteur informel et son contenu résultent de l’impossibilité pour une importante couche de la population de s’insérer dans les structures économiques imposées par la colonisation. La modernisation de la société africaine et de son économie n’a concerné qu’une faible part de la population aujourd’hui dépendante des activités dites formelles. Le plus grand nombre est toujours dépendant des vieilles structures de production traditionnelle sous leur forme agricole, artisanale et commerciale.
Rôle de l’Etat
Cette activité informelle devient de plus en plus prépondérante, en raison également de la crise économique très profonde que traversent actuellement les pays africains, conséquence du mauvais fonctionnement de l’État et des différents programmes d’ajustement suggérés par les institutions internationales.
L’informalisation des économies dites modernes tient à trois facteurs complémentaires :
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l’extraversion croissante des activités économiques : la superposition de l’économie de marché sur des structures traditionnelles qui ont, jusqu’à la veille de la pénétration occidentale, déterminé les valeurs et les relations sociales et crée des situations hybrides très mal maîtrisées de nos jours ;
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le rôle de la fiscalité comme moyen de prélèvement et de fonctionnement de l’État colonial, lequel a rendu non-transparentes les activités dites formelles ;
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la non performance des appareils de planification qui fait que l’État moderne est souvent incapable de maîtriser statistiquement tous les besoins de sa population. Il en résulte une distorsion parfois très grande entre l’offre (en emplois, en biens alimentaires et autres), et la demande réelle. Les marges sont souvent occupées ou satisfaites par des acteurs qui éprouvent des difficultés à intégrer les circuits officiels du fait de l’existence de barrières de toute nature. Un pan entier des activités économiques échappe ainsi au contrôle de la statistique. L’informalisation peut également revêtir un aspect clandestin ou parallèle pour éviter les agents du fisc et se protéger contre le mauvais fonctionnement des structures étatiques.
Cette situation de prélèvement par la taxation sous diverses formes a revêtu un caractère aigu ces dernières années du fait de l’aggravation de la crise économique. L’effondrement des unités de production et l’impossibilité pour l’État de jouer un rôle régulateur de l’activité économique ont poussé de nombreux acteurs à se rabattre sur d’innombrables petits métiers au sein desquels les femmes occupent une large part. Alors que les grands agrégats économiques sont dans le rouge, la population se satisfait des revenus, fussent- ils modestes, que lui procurent les activités parallèles.
Typologie des activités informelles
Sous le terme de « secteur informel » fonctionnent une multitude d’activités tant à la campagne qu’en ville.
Les activités informelles en milieu rural
Aujourd’hui, dans les campagnes, la monétarisation de l’économie a un impact particulier sur les activités exercées par la population. Le développement des cultures de rente donne lieu à la cohabitation de deux structures de production dans les villages. Les grandes exploitations sont prises en charge par les structures étatiques ou privées à travers un bon encadrement, un financement correct et une organisation rationnelle de la commercialisation. Parallèlement, les cultures vivrières ne bénéficient d’aucun soutien bien qu’elles soient à la base de la sécurité alimentaire de toute la population. Son encadrement est entièrement laissé aux bons soins du paysan selon sa logique et ses maigres moyens.
L’économie rurale en Afrique de l’Ouest est à la fois liée à la production vivrière d’autosubsistance, aux petits métiers, aux activités de transformation et de distribution sur les marchés locaux et régionaux avec une certaine spécialisation ethnique par secteur.
Le secteur non structuré en milieu urbain
L’urbanisation galopante des villes ouest-africaines est due à l’exode rural, à l’afflux des migrants étrangers et, depuis peu, des réfugiés. Une grande proportion de nouveaux arrivants sur le marché urbain du travail a tendance à chercher de l’emploi dans le domaine non agricole. Il en résulte un développement spectaculaire de petits métiers. La prolifération de ces petits métiers vient atténuer la distorsion entre la croissance de la population et celle de l’emploi du fait que la population urbaine croît à un rythme plus rapide que l’emploi. Une étude du BIT (2)22(2)BIT, le secteur non structuré et l’emploi urbain en Afrique de l’Ouest, Genève, 1987. mentionne néanmoins que ces tendances varient d’une ville à une autre, en fonction de facteurs aussi bien politiques, économiques, culturels que sociaux.
A titre d’exemple, dans la ville de Lomé au Togo, le taux de croissance de l’emploi dans les activités de service et de production est de l’ordre de 2,7% par an, alors que la croissance urbaine croît à un rythme annuel de 6,6%. A Bamako, au Mali, les croissances annuelles de l’emploi et de la population urbaine semblent équilibrées autour de 5%. En Mauritanie, le rythme annuel de croissance de l’emploi est supérieur à 11% tandis que celui de la croissance urbaine à Nouakchott, principale ville du pays, est de 8,6% (3)33(3) Maldonado C., petits producteurs urbains d’Afrique francophone, Genève, BIT/PME, 1987..
Dans ce contexte, les citadins cherchent des emplois informels en exerçant des activités qui existaient auparavant dans les campagnes, mais aussi certaines activités de maintenance des produits importés, notamment dans le domaine de la réparation et du recyclage.
La création de nouvelles activités se heurte aux contraintes de développement de pays africains en majorité peu favorables à l’implantation d’entreprises personnelles, lesquelles nécessitent des moyens techniques et financiers considérables qui font défaut à la grande majorité de la population urbaine.
Les impératifs de survie poussent les travailleurs excédentaires des zones urbaines à trouver un emploi quelconque, d’où la floraison de petites activités qui sont autant d’opportunités d’emplois et de revenus offerts par le secteur non structuré et qui témoignent de l’ampleur du manque d’emplois dans le secteur moderne.
L’observation du paysage urbain montre que l’emploi dans le secteur non structuré est caractérisé par une certaine segmentation qui permet de distinguer plusieurs catégories de secteur informel :
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l’informel de production. C’est le cas de toutes les activités se rapportant aux métiers du bois, du métal, du tissage et de la confection ;
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l’informel de services. Travaux de maintenance des appareils importés ou réparation (mécanique, électricité, plomberie), cirage de chaussures ou restauration populaire, sans oublier les travaux de blanchisserie, de repassage ou de transport (comme par exemple les taxis motos au Bénin, au Niger, au Nigeria et au Togo) ;
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l’informel d’art. Travaux de peinture, de sculpture, de décoration et de broderie ;
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l’informel de distribution et d’échanges. Visibles sur le terrain, qu’il s’agisse d’animation des marchés périodiques, des tabliers fixes ou ambulants, des commerçants colporteurs qui sillonnent les villages, les carrefours de circulation et les artères des villes africaines, ou les trafiquants de toute nature qui agissent au niveau des frontières des États ou des principaux nœuds commerciaux. Ces trafiquants ont une grande envergure territoriale et spatiale. Ici apparaissent de véritables communautés marchandes dont la stratégie repose sur les trafics parallèles ou clandestins souvent qualifiés de contrebande. Ces activités d’échanges sont contrôlées par de puissants réseaux et par les diasporas (4)44(4)Les contrebandiers de la mondialisation, op. cit..
Quelles que soient les formes que prennent les activités informelles dans les sociétés africaines, on peut dire qu’elles seules garantissent désormais la sécurité de la majeure partie des populations rurale et urbaine. En effet, l’intervention de l’État dans les secteurs clés de l’économie ne s’est pas soldée par une réussite, ces secteurs demeurant incapables de jouer un rôle moteur pour la croissance. La conséquence est la généralisation de la crise qui se manifeste le plus souvent par le déséquilibre chronique de la balance commerciale aggravé par un endettement considérable. Cela se traduit par un affaiblissement croissant du pouvoir économique de l’État comme en témoignent la poussée de l’inflation et la baisse du pouvoir d’achat touchant toutes les catégories sociales. Parallèlement à cette crise, on observe la consolidation du secteur informel qui implique désormais la majeure partie des acteurs privés.
C’est donc la situation du marché du travail dans le secteur moderne qui est à l’origine du développement de l’auto-emploi, caractérisé par l’incitation, pour certaines catégories sociales, à créer des emplois informels. Les cadres et les stratégies d’intervention diffèrent en fonction du milieu et de la catégorie socioprofessionnelle d’appartenance ; pour certaines, le secteur informel devient alors un refuge.
Il existe cependant des activités informelles dynamiques, autour desquelles se développent quelques innovations capables d’avoir des effets multiplicateurs sur l’emploi. Du point de vue de l’étude des déterminants structurels de la compétitivité ouest-africaine, le secteur textile traditionnel est exemplaire.
Le secteur textile traditionnel
L’étude du secteur textile traditionnel semble pertinente pour plusieurs raisons :
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l’ancienneté du secteur textile et son profond enracinement dans la société permettent de bien comprendre le phénomène de superposition entre secteur moderne et activités informelles et les conséquences de cette superposition dans les mutations de l’économie ouest-africaine ;
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ce secteur a un effet multiplicateur important, avec environ une dizaine de filières allant de la culture du coton en passant par sa récolte, la filature, la teinture des fils, le tissage, la teinture du pagne tissé, la bonneterie, la confection, le lavage des produits et la vente. Ces différentes filières font du secteur textile le plus grand pourvoyeur d’emplois en Afrique de l’Ouest après l’agriculture. Il utilise 65 à 70% des artisans au Mali, 50% au Burkina Faso, entre 30 et 40% au Ghana. Au Nigeria, à Iseyin (200.000 habitants), chaque famille possède son métier à tisser ;
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malgré son ancienneté, le secteur textile reste encore dynamique à cause de l’abondance de la matière première, de la qualité des produits mis sur le marché et surtout de la valeur symbolique de ces produits. Ainsi, le boubou des hommes et des femmes demeure depuis des temps anciens une des meilleures façons d’exprimer l’élégance africaine.
Dans la recherche de l’affirmation culturelle, le port du nom et la manière de s’habiller sont les meilleurs moyens d’expression de l’authenticité africaine. « Les textiles africains sont comme des livres pour la connaissance des peuples, de leur histoire, de leurs coutumes et de leur savoir-faire. Tout s’y révèle signifiant, tout y est test, les fibres, les techniques de tissage, les colorants et les motifs » (5)55(5) Germain Viatte, in Bernhard Gardi (Editeur) : Le Boubou – c’est chic, Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Paris, 2002, p3.. Ces tissus expriment une certaine vitalité, une extraordinaire aisance par la somptuosité, la noblesse et l’éclat des couleurs. Ils témoignent d’une élégance inimitable et du rang social que l’on s’adjuge dans la société. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs modernes africains s’expriment eux aussi à travers les costumes traditionnels. La valorisation de ces costumes par la nouvelle élite confère au secteur textile un dynamisme exceptionnel qui laisse penser que ce secteur peut jouer un rôle dans la compétitivité de l’économie ouest-africaine. En effet, c’est dans ce secteur que s’observent les facteurs de changement positifs comme par exemple l’originalité, les innovations technologiques et les meilleurs prix. Loin du secteur de survie, on approche ici un mouvement dynamique largement soutenu par la demande locale, nationale et régionale.
Importance du textile dans les sociétés traditionnelles
L’ethnologie occidentale a toujours présenté les peuples noirs comme légèrement vêtus, n’utilisant que la peau des bêtes ou l’écorce d’arbre tannée. Pourtant, plusieurs sources témoignent du fait que le continent noir connaissait le tissage de vieille date. Les récits arabes parlent déjà depuis le IX e siècle de notre ère de la richesse vestimentaire de certaines communautés africaines et de la qualité de leur tissu (6)66(6) Michel Coquet : textiles africains, Edition Adam BIRO, Paris, 1993, p15.. Marque de pouvoir et de richesses, les textiles sont porteurs de messages symboliques et jouent un rôle important dans la vie quotidienne et rituelle. Chaque région du continent a inventé et développé sa propre technique de filature, de tissage et de teinture.
On dénombre d’importants foyers de production qui se reconnus pour la qualité de leurs tissus :
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les Manjack de la Guinée Bissau et de la Casamance au Sénégal fabriquent un tissu écru connu sous le nom de rabal, entièrement brodé à la main ;
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les Sénoufo et les Baoulé de Côte d’Ivoire qui tissent le pagne kita, aujourd’hui très populaire.
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les Ashanti et les Ewe du Ghana sont les maîtres du tissu kente avec ses différentes variantes locales appelées Nsadouaso et Adinkra ;
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les Malinké du Mali bien connus pour leur bogolan et surtout leur technique de batik appliquée aux tissus importés ;
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les populations du Burkina Faso sont réputées pour la fabrication du faso-fani devenue depuis quelques années une activité de masse ;
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les Yoruba et les Haoussa du Nigeria produisent l’aso-oké largement fabriqué à Iseyin et les tissus écrus en pays haoussa ;
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les Fon de l’ancien Dahomè sont bien connus pour leur tapisserie et les tentures d’Abomey, etc.
Toutes ces zones de tissage sont anciennes et peuvent se répartir en deux zones géographiques selon la nature et la qualité des produits mis sur les marchés.
Le foyer soudano-sahélien
Le monde soudano-sahélien est de loin le plus connu pour son textile traditionnel parce que bien décrit par les exploiteurs arabes. Selon ces derniers, l’Afrique soudanaise a découvert les étoffes presque au même moment que l’Europe. Les Soudanais ont su créer leur propre industrie de filature et de tissage dans des centres célèbres comme Tombouctou, Gao et Djenné. Par la suite, cette industrie est devenue si florissante que l’Afrique occidentale a pu exporter ses tissus vers le monde arabe. Les cotonnades de Gao et de Djenné sont vendues aux Berbères du Sahara et de là exportés vers le Maghreb où l’achetaient les Arabes du Nord. Ainsi, à partir du XIe siècle, le tissu du Soudan circulait dans toute la Méditerranée. Mais c’est dans la région ouest-africaine que ce produit a connu sa plus grande expansion pour atteindre d’un côté le haut Sénégal, le Toucouleur, le Soninké et les pays wolof et de l’autre le Dioula et le Mandé. Le rôle du Mandé fut particulièrement actif dans la zone forestière de la Côte d’Ivoire, du Liberia et de la Sierra Leone actuels.
Le deuxième pôle de ce foyer soudano-sahélien sont les pays haoussa et le Bornou qui ont pris la relève de Tombouctou, Gao et Djenné après l’occupation marocaine à la fin du XIV e siècle. Le succès de ce deuxième pôle était tel que la ville de Kano fut considérée par les Anglais au XIX e siècle comme le Manchester d’Afrique de l’Ouest : l’importance de son tissage couvrait une région extrêmement vaste allant du Bornou Kanem en passant par le Kordofan pour atteindre toute l’Afrique orientale.
Le foyer forestier
Ce foyer comprenait le pays akan (le Ghana actuel), la région ewe (le Togo), le Danhomey (le Bénin actuel) et le pays Yoruba (le Nigeria actuel). Mais à la différence du foyer soudano-sahélien, où les cotonnades livrées sur le marché sont assez semblables, chaque zone forestière a su inventer son propre style avec des techniques et des motifs assez différents.
Les Baoulés de Côte d’Ivoire fabriquent un kati sur fond indigo principalement. Les Ashanti du Ghana produisent du kente largement dominé par la couleur jaune, les Fons d’Abomey dans l’ancien Danhomè se sont surtout spécialisés dans les tentures ornées de motifs d’animaux aux couleurs vives. Les Yorubas préfèrent l’aso-oké, en bandes larges de huit à dix centimètres fabriquées à partir de coton et de soie : ici, les couleurs dominantes sont plutôt le mauve, le bleu indigo et le kaki, avec des rayures blanches, dorées ou vertes qui donnent plus de relief au tissu.
Ces différents foyers ont survécu jusqu’à nos jours en s’adaptant à toutes les évolutions techniques ainsi qu’aux exigences du marché. La survie de cette activité textile a été largement dépendante de la protection dont elle jouissait de la part des dignitaires locaux. Presque tous les rois et leur cour ont trouvé dans cette activité un élément important de leur prestige, beaucoup d’entre eux ont créé des corporations de tisserands à l’intérieur des enceintes royales : Oyo (Yoruba), Bida (Nupé), Abomey (Danhomè), Kumasi (Ashanti), Nikki (Bariba), (pour ne citer que ces exemples) abritaient d’importantes communautés d’artisans au sein desquels les tisserands étaient les plus représentatifs. Ils fabriquaient des tissus de qualité exceptionnelle, uniquement destinés au roi, à sa famille, à ses dignitaires et à ses courtisans. Les cadeaux que ces derniers offraient étaient constitués principalement de boubous et de pagnes fabriqués par ces artisans.
Chez les Haoussas, les Kanouris et les Foulbés, du Nord-Nigeria et du Nord- Cameroun, les meilleurs tailleurs et brodeurs de boubou siègent également à la cour des émirs ou des Lamidos. C’est de ces différents lieux que beaucoup sont partis pour s’installer dans les principales villes du Sud où ils ont réussi à constituer de véritables corporations de tailleurs et de brodeurs (à l’instar du quartier des briqueteries à Yaoundé au Cameroun ou du quartier Zongo à Cotonou au Bénin).
Les types de produits mis sur le marché
Les tissus traditionnels mis sur le marché sont très variés tant du point de vue de la largeur des bandes, des motifs représentés que de la qualité du produit et de l’usage qui en est fait. Chaque région d’Afrique de l’Ouest tout en respectant les exigences traditionnelles, tente de s’adapter à la demande actuelle et offre une gamme très large de produits dont certains méritent d’être mentionnés :
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au Mali, les couvertures peul et bambara, les pagnes peul, les tapis, le bogolan et le basin teint ;
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en Guinée, les pagnes teints à l’indigo de Labé et de Kindia ;
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au Sénégal, le rabal de la Casamance, ou le thioli wolof ;
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au Ghana, le kente ashanti et ewe ;
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en Côte d’Ivoire, le Kati baoulé et le pagne sénoufo ;
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au Bénin, les tapisseries d’Abomey ;
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au Burkina Faso, le faso-fani, très répandu sur l’ensemble du territoire ;
● au Nigeria, le pagne haoussa, le tissu nupe, l’aso-oke et l’adirè Yoruba.
Les tissus qui font l’objet d’une demande nationale et internationale sont tout de même limités et la très large gamme se réduit au bogolan et au basin teint malien, au kente akan et ewe, au faso-fani du Burkina Faso, aux tentures d’Abomey, l’aso-oke d’Iseyin et à l’adirè d’Abeokuta au Nigeria.
Le bogolan
Le bogolan est la création exclusive des populations Bambara et Dogon du Mali. Il s’agit d’un tissu aux couleurs de la terre. La teinture est réalisée avec la terre recueillie au fond des marigots et les feuilles d’un arbre local appelé le « galama ». Cette feuille sert de fixateur tout en conférant au bogolan sa teinte jaune ocre. Ces tissus traditionnellement portés par les populations ont été valorisés à partir de 1980 par un styliste malien, Seydou Nourou Doumbia, mieux connu sous le nom de Chris Seydou. Celui-ci a redessiné les motifs du bogolan de façon plus raffinée et mieux adaptée à l’esprit contemporain. Profitant du slogan « Consommer malien », il a permis au public africain et international de découvrir ce tissu original grâce à la Fédération des créateurs africains lancées à Accra (Ghana) au début de l’année 1993. C’est ainsi que le bogolan a conquis le monde entier pour devenir un tissu d’habillement et connaître un grand succès en Occident dans la décoration et l’ameublement.
Le basin teint
De toutes les étoffes qui ont alimenté sur plusieurs siècles l’économie de traite, deux ont totalement intégré les habitudes vestimentaires africaines et ont fait la fortune de nombreuses femmes. Il s’agit du basin, encore appelé damas, et du wax hollandais produit à l’usine d’Helmond par la société Vlisco. Le basin a trouvé son terrain de prédilection dans les pays sahéliens avec pour épicentre le Mali, tandis que le wax hollandais s’est enraciné dans les États du golfe de Guinée en choisissant le Togo et notamment la ville de Lomé, sa capitale, comme base de son rayonnement régional.
Mais à la différence du wax consommé à l’état brut (certes à partir des motifs et couleurs proposés par les Africains à la société Vlisco), le basin est totalement repris par les artisans africains pour lui conférer une nouvelle personnalité à partir de laquelle il devient un produit de l’artisanat local. C’est la raison pour laquelle ce produit mérite une attention particulière.
Le basin teint représente de nos jours un des sommets de l’artisanat malien. Il s’est si bien adapté aux exigences de la mode africaine qu’il reste actuellement l’une des activités les plus rémunératrices du secteur informel. Nombreux sont ceux qui estiment que le basin teint malien est de loin la plus précieuse des étoffes commercialisées en Afrique occidentale. Depuis l’indépendance, les ventes annuelles oscillent entre 15 et 20 millions de mètres (7)77(7) B. Gardi : le boubou - c’est chic, op cit, p150.. Le plus demandé est le « blanc sur blanc » qui possède une structure à l’éclat satiné si recherché par les teinturières qui se chargent de le transformer en lui conférant de nouvelles couleurs à base de l’indigo ou de la teinture chimique. Cette activité de teinture est pratiquée par toutes les femmes maliennes sans distinction de rang social ou ethnique. La majorité de ces femmes est analphabète et est principalement originaire de la région de Kayes. Mais il arrive de plus en plus que des femmes scolarisées exercent cette activité assez lucrative. Chaque teinturière est maîtresse de son atelier et travaille avec une équipe d’apprentis recrutés de préférence dans la famille élargie ou chez les connaissances qui veulent faire apprendre un métier à leurs enfants. Ce travail de teinture comporte plusieurs étapes qui exigent une main-d’œuvre nombreuse : l’attache des tissus, le motif à représenter, la préparation de la teinture, le trempage du tissu, le séchage, le lavage et le repassage. Chacune de ces phases répond à une technique spéciale appelée respectivement le kossi, le batik, le titrik, le plongi, la salde et le brodage.
Le Mali compte actuellement plusieurs milliers d’ateliers de basin dont les plus connus sont ceux de Awa Cissé, Kady Sylla, Kebe Tatou Sambake, Adam Ba Konare. Ces deux dernières figurent dans le dictionnaire des femmes célèbres du Mali. Elles font régulièrement la Une des journaux de la sous-région comme Jama, Amina et Divas. Madame Kebe Tatou Sambaké est considérée comme une femme à part : c’est l’une des rares intellectuelles du groupe qui, munie d’un brevet de technique en comptabilité, a délaissé la fonction publique pour se lancer dans la teinture. Petit à petit, elle a forgé sa réputation à Bamako puis dans toute l’Afrique de l’Ouest où elle recrute ses apprenties. Elle a créé un centre de formation en teinture artisanale en 1998 qui accueille actuellement une vingtaine de stagiaires venant de tout le Mali et des pays environnants, attestant ainsi le niveau de popularité auquel est parvenu cet art de la teinture malien.
Cet artisanat de basin s’est aussi développé presque partout dans la sous-région avec des pôles importants en Guinée, au Sénégal, au Bénin et au Nigeria. Pour éviter une certaine concurrence, chaque région essaie de développer ses propres motifs et couleurs. Cependant, les teinturières maliennes demeurent de loin les plus performantes et les plus connues. Leurs productions circulent dans toute l’Afrique noire et sont adoptées par les hauts dignitaires de l’administration africaine pour leurs tenues d’apparat.
Le Kente akan et ewe
Ce tissu est le plus prestigieux des textiles traditionnels en Afrique de l’Ouest en raison du soin avec lequel il est fabriqué. Cette production est assurée par les Baoulé de Côte d’Ivoire, les Ashanti du Ghana et les Ewe du Sud du Togo. Les métiers à tisser existants permettent uniquement la confection des bandes de 20 à 30 centimètres de large où sont dessinées des figures géométriques en coton vif ou en fil de soie. À l’origine, les différents motifs étaient attribués par les rois et servaient à reconnaître les fonctions de leurs différents dignitaires. Aujourd’hui, le respect de ces motifs n’est plus que symbolique. Néanmoins couleurs et motifs sont propres à chaque zone de fabrication : les Baoulé fabriquent les Kente sur fond bleu, les Ashanti préfèrent plutôt le jaune, tandis que les Ewe font la synthèse entre le bleu et le jaune, avec une prédominance de bleu.
Au Ghana, plus d’une vingtaine de kente se distinguent par leurs motifs et leurs couleurs. Ici, le tissu est plus connu sous le nom de adinkra, il est porté par les rois, les dignitaires et les chefs de familles. Son coût, assez élevé, ne permet pas d’en disposer facilement. Mais la valeur actuelle du kente vient de l’usage qu’en font depuis peu les Afro-Américains et les stylistes africains. Aux Etats-Unis, le kente intervient sous forme de bandes dans la toge des universitaires, des avocats et des religieux d’origine négro-africaine. Ce choix a revalorisé ce tissu outre Atlantique, ce qui est gratifiant pour les artisans akan et ewe. Ainsi, le kente commence-t-il à bien s’exporter. Selon le Conseil des exportateurs ghanéens, 3.304 tonnes de kente ont été exportées en 2001 pour une valeur de 13.953 millions de dollars. En 2002, ce chiffre est porté à 27.702 tonnes pour un montant de 223.806 millions de dollars, 97,42% de cette quantité vont au Etats- Unis, 0,71% en Côte d’Ivoire et 0,18% en Australie.
Nora Banerman, originaire du Ghana, fait partie des créateurs de mode qui ont privilégié le kente comme matériau en habillant depuis une dizaine d’années les reines de beauté, en particulier les gagnantes des concours de Miss Ghana et de Miss Univers, se faisant ainsi l’ambassadrice du kente à travers le monde. Citons encore l’ivoirienne Alice Yapo Akichi (alias Michèle Yakice) et Chris Seydou du Mali.
Le Faso Fani
Selon les données statistiques du Burkina Faso, 5% de la population active du pays intervient dans le secteur textile traditionnel, ce qui représente la moitié de l’artisanat burkinabé et emploie environ 275.000 personnes. Dans la capitale, Ouagadougou, on compte plus de 4.000 tisserands ; la ville est divisée en trente secteurs, chacun possédant au moins une association de tisserands qui regroupe entre 20 et 50 adhérents.
Traditionnellement réservé aux hommes, ce métier est aujourd’hui plutôt exercé les femmes qui sont, pour la plupart, regroupées en coopératives de fabrication et de vente. Les plus connues sont :
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l’Union Artisanale de Production (UAP-Godé) regroupant une trentaine de femmes ;
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la Coopérative de Production Artisane des Femmes de Ouagadougou (COPAFO) avec une cinquantaine d’adhérentes ;
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la Coopérative des Femmes Artisanales du Burkina (CEFAB) avec une trentaine d’associées.
Les artisans sont également organisés dans la plupart des villes de l’intérieur comme Bobo-Dioulasso et Kedougou. Cette dernière localité possède même un centre de formation au métier de teinturier bien équipé.
La prospérité du tissage burkinabé est due à l’effort du gouvernement pendant la période révolutionnaire, avec la création de la société Faso-Fani dans les années 1980 pour mieux lutter contre la pauvreté en milieu rural. Elle a racheté tous les tissus produits par les coopératives et s’est chargée de leur commercialisation, assurant ainsi un débouché sûr aux artisans. Pour stimuler la consommation, le slogan « consommer local » fut lancé. Tout le monde s’habillait alors en Faso- Fani à commencer par les hauts dignitaires du pays. Mais cette politique de soutien au tissu traditionnel fut arrêtée à la fin de l’époque révolutionnaire : le secteur a été abandonné et les difficultés du marché ont resurgi.
La succès du secteur textile burkinabé repose actuellement sur la qualité des tissus produits et sur les innovations introduites dans la fabrication, comme par exemple l’apparition des métiers à tisser d’origine indienne qui donnent des tissus de grande largeur d’environ 1 mètre 20, de trame assez fine. Les fils utilisés par les artisans proviennent également d’une autre unité industrielle locale, la filature du Sahel, fondée par la société Gonfreville. Quant à la teinture, elle est assurée par une autre société, Unitex, qui approvisionne les artisans en produits chimiques d’origine allemande.
L’introduction de nouveaux métiers, la fourniture des fils et des colorants industriels ont donné un nouvel élan à ce secteur qui parvient à mettre sur le marché des tissus de bonne qualité largement consommés au Niger, au Togo, au Mali, au Ghana et au Bénin. Ces tissus sont utilisés pour la confection de nouveaux styles d’habillement comme par exemple le boubou dagara bien valorisé par les nationalistes africains comme Jerry Rawlings, l’ancien président du Ghana.
Les tentures d’Abomey
Les activités textiles traditionnelles couvrent quatre zones géographiques au Bénin :
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le Sud-Est peuplé en majorité de Yoruba ;
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le Nord-Est occupé par les Bariba ;
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le secteur de Djougou largement dominé par les Lokpa et les Yowa ;
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le plateau d’Abomey, au centre, peuplé par les Adja-Fon.
Chacune de ces régions produit son propre tissu. Mais le plus connu est celui d’Abomey avec ses tentures et tapisseries largement soutenues par les rois du Danhomè et revalorisé par les Français pendant la colonisation sous la forme de tentures murales.
Ces tentures représentent des dessins figuratifs d’animaux (oiseaux, poissons), d’objets d’art et de scènes de la vie quotidienne. Parmi les animaux, les plus représentés sont le lion et le buffle, symboles de la puissance du royaume, de ses dignitaires et de leur invulnérabilité. Quant aux oiseaux, ce sont les plus prestigieux comme le paon, le pélican et le calao qui sont les plus prisés. Pour ce qui est des objets d’arts, il s’agit surtout des récades et des sièges royaux. Les scènes de la vie relatent les récits de guerre, le contact avec les Européens et les événements marquants la vie de la cour royale.
Ces différents symboles dictés par les rois sont reproduits généralement sur des tissus rouges, jaunes, bleus ou noirs puis appliqués et cousus sur une toile servant de fond. La toile ainsi obtenue raconte une histoire tirée du folklore, des scènes de guerre, des légendes et du vécu quotidien. Ces toiles, destinées initialement à la décoration murale, sont devenues depuis peu des motifs de nouvelles modes créées à la fois par les artisans béninois et africains. Ainsi, le styliste Nawel El Assade de Côte d’Ivoire confectionne des robes et chemises à partir des tentures d’Abomey. Il en est de même d’une autre artiste béninoise, Rabiatou Alli Badirou qui a créé la marque « La Perle noire » dont la vocation essentielle est de promouvoir des textiles traditionnels africains.
Parallèlement à ces tentures un autre art du tissage portant sur des tissus à fond blanc s’est aussi développé ; ils s’agit de larges bandes de 20 à 30 cm servant à plusieurs usages : habillement, décoration et ameublement. Cette innovation connaît actuellement un certain succès auprès des tisserands béninois, dont la plupart se sont constitués en coopératives comme au Burkina Faso. Les plus connues sont celles qu’animent Victorine Kossou à partir de la Fondation Cibako (8)88 (8) Créée à la mémoire de son mari, cette fondation, bien connue à Cotonou, capitale économique du Bénin, encadre un groupe de jeunes dans ses ateliers qui se trouvent au Village artisanal. et Alphonse Ahouado dont l’atelier se trouve à Abomey. Les deux artistes travaillent en étroite collaboration avec une Française, Tatiana Luciani qui se charge de la promotion des tissus béninois en France et en Europe.
Les textiles yoruba
Les Yoruba représentent l’un des principaux groupes ethniques du Nigeria dont l’aire d’occupation est la partie sud-ouest de ce pays. Ce groupe est connu dans le monde pour la finesse de son art, particulièrement les bronzes d’Ifè et du Bénin qui ont fait la fortune et la réputation de plusieurs musées en Occident. Cet art s’est étendu aux textiles avec deux produits phares : l’aso-oké, dont la zone de production par excellence est la localité d’Isèyin (Etat d’Oyo), et l’adirè produit dans la ville d’Abèokuta (Etat d’Ogun). A ces deux centres de production textile s’ajoutent des pôles secondaires dans les Etats d’Ondo, Eki, et dans la région d’Ijebu.
L’aso-oké a fait la célébrité des rois Yoruba et de certaines grandes dames nigérianes grâce à la distinction de leurs vêtements. Il continue d’être valorisé par les dignitaires Yoruba à travers le titre de chef si prisé actuellement au Nigeria et où le besoin d’authenticité est l’un des plus forts en Afrique.
L’aso-oké permet de fabriquer plusieurs modèles de boubous dont le plus célèbre est appelé agbada. Richement brodé, c’est la tenue de prestige des autorité traditionnelles d’Afrique de l’Ouest : Bénin, Togo, Burkina Faso, Sierra Leone, Cameroun. A côté de l’agbada (aussi appelé le grand boubou) existent des formes moins amples comme l’atou ou le dansiki exclusivement adoptées par les Yoruba eux-mêmes.
Les femmes portent l’aso-oké sous la forme d’une tenue en quatre pièces : un pagne roulé autour de la taille (aso-iro), une camisole (boba ), une écharpe jetée sur l’épaule gauche (ileka ) et le foulard (gele). Cette tenue portée par les femmes est vraiment somptueuse et s’apparente au sari indien. Elle est considérée comme la plus importante tenue d’apparat des femmes dans tout le golfe du Bénin, depuis le Nigeria jusqu’au Ghana.
Outre sa popularité et sa forte consommation dans la sous-région, le tissu aso- oké est également utilisé par les stylistes nigérians comme Jones Adebayo (9)99(9) Diplômé de la Central School of Fashion de Londres ou Yèmi Osunkoya (10)1010(10) Diplômé de Paris Academy School of Fashion.. Ce dernier a lancé la griffe « Kosybah Creation » et ses produits sont très prisés à Paris et à Londres. En 2002, il fut invité par les parlementaires britanniques pour présenter une collection de vêtements faits en aso-oké.
Quant au tissu adiré fabriqué à Abèokuta (Etat d’Ogun), il est teint avec la technique de nouage et de batik fortement dominé par la couleur indigo ; c’est la version populaire du textile yoruba, porté par le tout-venant en raison de son bas prix. Il fut longtemps adopté par les premiers Afro-Américains ayant séjourné en Afrique comme tissu de décoration. De nos jours, ce tissu s’est généralisé à toute l’Afrique de l’Ouest.
Cette typologie des tissus traditionnels témoigne de la variété des productions textiles en Afrique de l’Ouest. De nombreuses manufactures de textile modernes essaient de reproduire ces anciens motifs. C’est le cas du bogolan malien, du kati baoulé et du kenté ghanéen actuellement repris par les usines Uniwax de Côte d’Ivoire, du Ghana et du Sénégal. Cette valorisation industrielle a quelque peu terni la qualité des tissus traditionnels en même temps qu’elle montre les limites de cette récupération industrielle. Cet échec donne encore davantage de valeur à l’art traditionnel africain. Pour mieux se protéger de la contrefaçon, les artisans ont depuis peu opté pour des innovations technologiques qui permettent de penser que ce secteur peut jouer un rôle important dans l’économie ouest- africaine.
Les innovations techniques
La possibilité de faire du secteur informel un instrument de développement des pays africains dépend fortement de la capacité de ses acteurs à innover pour saisir les opportunités du marché. Toutes les activités informelles ne sont pas capables d’innovation compte tenu de leur instabilité dans le temps et dans l’espace. Cette instabilité tient souvent à l’origine des acteurs dont la plupart sont issus de l’exode rural ou des migrations étrangères. Ces acteurs connaissent des difficultés de logement, ce qui les prive d’attache fixe et de lieu de travail convenable, d’où l’importance des tabliers et des travailleurs ambulants que l’on trouve sur les principales artères urbaines d’où ils sont régulièrement chassés ou délogés lors des grands travaux d’entretien et d’aménagement urbain.
Le secteur textile est, en revanche, moins vulnérable à cette instabilité car tout comme celui de l’agriculture, il est fortement intégré au mode de vie des populations. Il prolonge même les activités agricoles dans la mesure où la principale matière utilisée dérive pour une grande part de l’agriculture, notamment de la culture du coton et de bien d’autres plantes utilisées dans la teinture. Ce n’est donc pas un hasard si le tissage occupe une importante couche de la population. En se développant en ville, le tissage est resté lié à la campagne. Le besoin de s’habiller des populations rurales a fait transférer une partie des artisans vers les campagnes à travers de petits centres urbains.
Etant donné sa parfaite intégration à la vie des populations, le secteur textile traditionnel paraît donc moins vulnérable, bien qu’il soit largement concurrencé par les tissus de production industrielle importés ou fabriqués sur place, et par les habits usagés importés du marché international. Toutefois, à la différence des tissus industriels ou importés, les tissus traditionnels présentent une certaine solidité et une valeur symbolique qui leur permettent de résister à la concurrence. Pour mieux faire face à cette dernière, de nombreuses innovations techniques sont proposées, tant dans le domaine de la filature que du tissage ou de la teinture.
Ces innovations confèrent à ces tissus une nouvelle qualité qui pousse les créateurs de mode à s’y intéresser fortement. Elles proviennent pour une large part de l’intérêt croissant dont jouit le secteur textile aux yeux des jeunes déscolarisés. Par leur intervention, ces jeunes apportent plusieurs éléments qui tiennent compte des goûts des consommateurs. Mais compte tenu de l’importance des emplois que génère le secteur, certains pays ont décidé de mieux encadrer le textile traditionnel en sollicitant le concours de l’Onudi (11)1111(11)Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (Onudi).. De cette initiative naissent de plus en plus de PME avec le souci de mieux structurer le secteur. Les meilleures actions enregistrées dans le domaine concernent le Burkina Faso, le Mali et le Ghana dans l’amélioration de la teinture, qui reste l’une des faiblesses du tissage traditionnel. En effet, les teintures traditionnelles tirées de l’indigo ou des écorces d’arbres ne résistent souvent pas au lavage. La teinture défectueuse a longtemps pénalisé les tissus traditionnels face aux cotonnades importées.
Les produits chimiques importés d’Europe remplacent également peu à peu les colorants traditionnels. Actuellement, un important programme de formation à l’endroit des tisserands burkinabé est mis en place à travers le projet Onudi. Celui-ci a permis de mettre à la disposition des femmes artisans un important fond d’appui aux activités rémunératrices (FAARF). Ce fond, d’un montant de 372 millions de francs CFA, a bénéficié sous forme de prêt à 5.547 récipiendaires dès sa mise à disposition en septembre 1998. Aujourd’hui, 22.000 femmes dont le tiers exerce dans le tissage traditionnel ont pu bénéficier d’une assistance financière (12)1212(12)Information donnée par Ouedraogo R. Patrice, responsable du programme intégré de l’ONUDI, Ministère du Commerce, de la Promotion de l’Entreprise et de l’Artisanat..
Au Mali, les innovations observées dans le secteur du tissage passent par le canal de la Fédération Nationale des Artisans du Mali (FENAM), avec le soutien financier de la Coopération technique allemande, die Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ) et de la Coopération suisse. La plupart des tisserands et teinturières du Mali sont membres de cette fédération. Selon la présidente de l’association des teinturières Madame Kebe Tantou Sambaké : « L’avenir du textile traditionnel dépendra de l’amélioration des techniques de teinture ». C’est pour cette raison qu’elle a décidé de créer une école de formation financée sur ses fonds propres.
Au Ghana, c’est l’Université de technologie de Kumasi qui travaille à l’amélioration des tissus traditionnels (kente et batik). Grâce à ses recherches, il existe désormais sur le marché une série d’innovations techniques qui commencent à faire leurs preuves tant en ce qui concerne la finesse des produits que le « design » de nouvelles tenues taillées dans le batik. Ces activités représentent un secteur en pleine expansion dans les principales villes du Ghana et particulièrement à Accra où l’essor du batik favorise l’émergence de jeunes créateurs dont certains sont organisés en coopératives disposant de leur propre boutique d’exposition comme « African Art » située au quartier Osu.
Les résultats obtenus à partir des innovations laissent penser que le secteur textile traditionnel peut devenir une des composantes du décollage économique et de la compétitivité ouest-africaine. Cet espoir repose aussi sur l’intérêt que les créateurs de mode africains portent à ce secteur.
Les créateurs de mode et l’avenir du secteur traditionnel
L’avenir de l’activité textile dépend largement de son intégration aux circuits internationaux de consommation. Cette intégration ne peut se faire que grâce à une bonne stratégie promotionnelle sur la qualité et la beauté des produits. De ce point de vue, toutes les recherches actuellement menées sur l’élégance africaine ont besoin d’être encouragées. Dans un ouvrage récemment publié sur la question, Renée Mendy-Ongoundou présente bien les efforts d’une vingtaine de stylistes et de couturiers africains pour promouvoir le tissage traditionnel.. Parmi eux, le Nigérien Seidnaly Sidahmed - connu sous le nom d’Alphad - est actuellement le créateur de mode le plus médiatisé, ce qui fait de lui un des meilleurs ambassadeurs du textile traditionnel africain. Il y a aussi Béatrice Anna Arthur, métisse russo-ghanéenne qui est à la fois mannequin et créatrice. Elle estime qu’avec l’AGOA (13)1313 (13)African Growth Opportunity Act (Agoa) les Africains ont un défi à relever dans le domaine du textile. C’est grâce à ces stylistes africains que ce défi pourra être relevé. Cela permettra au coton de devenir un produit de consommation locale et de ne plus alimenter uniquement l’économie d’exportation.
Il y a aussi un autre domaine encore peu connu sur le marché international, mais offrant de belles perspectives aux tisserands africains, celui de la broderie. C’est pourtant dans ce domaine que le secteur textile malgache tend aujourd’hui à supplanter l’île Maurice et à conquérir une part importante du marché européen. Il devient urgent de sortir la broderie du secteur exclusif du boubou pour l’étendre aux autres produits du textile tels que le linge de table, les rideaux ou l’ameublement. Pour le moment, ce sont les artistes béninois qui s’orientent dans cette direction.
En résumé, cet article montre bien que l’Afrique de l’Ouest dispose d’importantes potentialités de développement autres que, par exemple, les ressources minières stratégiques Elle a besoin pour cela d’entrepreneurs capables de dépasser les préoccupations mondialistes actuelles pour proposer de nouvelles filières de production originales et autonomes, qui prendraient appui sur le savoir- faire local. De telles possibilités exigent que soient explorés tous les créneaux dans lesquels le secteur informel offre beaucoup de d’opportunités.
J. O.I.
Notes:
1 (1) Cf. « Les contrebandiers de la mondialisation ». Alternatives Economiques, n°216, juillet-août 2003.
2 (2) BIT, le secteur non structuré et l’emploi urbain en Afrique de l’Ouest, Genève, 1987.
3 (3) Maldonado C., petits producteurs urbains d’Afrique francophone, Genève, BIT/PME, 1987.
4 (4) Les contrebandiers de la mondialisation, op. cit.
5 (5) Germain Viatte, in Bernhard Gardi (Editeur) : Le Boubou – c’est chic, Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Paris, 2002, p3.
6 (6) Michel Coquet : textiles africains, Edition Adam BIRO, Paris, 1993, p15.
7 (7) B. Gardi : le boubou - c’est chic, op cit, p150.
8 (8) Créée à la mémoire de son mari, cette fondation, bien connue à Cotonou, capitale économique du Bénin, encadre un groupe de jeunes dans ses ateliers qui se trouvent au Village artisanal.
9 (9) Diplômé de la Central School of Fashion de Londres
10 (10) Diplômé de Paris Academy School of Fashion
11 (11) Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (Onudi).
12 (12) Information donnée par Ouedraogo R. Patrice, responsable du programme intégré de l’ONUDI, Ministère du Commerce, de la Promotion de l’Entreprise et de l’Artisanat.
13 (13) African Growth Opportunity Act (Agoa)