L'accès à l'innovation médicale
Entre logique de marché
et justice sociale
Patrice Trouiller*
*Patrice Trouiller, praticien hospitalier, est conseiller technique, au ministère de la santé et du planning familial, Antananarivo, Madagascar. Email: [email protected]
La genèse de l’innovation s’enracine dans l’ensemble des faits scientifiques et techniques qui concourent à sa formation, depuis la recherche fondamentale jusqu’à la recherche appliquée qui, orientée vers la solution d’un problème technique conduit au développement de l’innovation. Si, jusqu’au XIXe siècle, on parlait d’invention, processus plus déterminé par son caractère aléatoire que calculé, on observe que tout au long de l’histoire, la nécessité, la demande sociale, culturelle et économique en ont été les principaux moteurs. Dans le secteur médical, l’action d’innover correspond généralement à l’introduction de biens nouveaux, la diffusion de techniques ou l’introduction de nouvelles méthodes d’organisation permettant d’améliorer la santé et lutter contre la maladie. De l’Antiquité au Moyen Age, aucune innovation dans les connaissances médicales, assises pour l’essentiel sur le Corpus hippocratique, ne permettait de contrôler les maladies dominantes et les grands fléaux épidémiques. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que le tableau commença réellement à changer. Le savoir et la nouvelle pensée médicale, les avancées technologiques issues de la révolution industrielle et de la théorie des germes diffusée par l’école pastorienne -sans pour autant minimiser la portée des changements sociaux et économiques, permettaient alors d’entrevoir une diminution de la mortalité générale et de la mortalité infantile en particulier, avec une amélioration générale de l’état de santé dans les pays nouvellement industrialisés.
Pourtant si incontestables et essentielles que soient des innovations comme la vaccination, la découverte et mise au point des sulfamides ou celle des antibiotiques, de multiples obstacles à leur diffusion et à leur accès ont toujours existé, qu’ils soient d’ordre économique, culturel ou social, en refusant injustement et plus ou moins durablement à certains le bénéfice. Ainsi les colonisations territoriales et économiques de l’Afrique et du sous-continent Indien par les grandes nations européennes permirent entre autres d’améliorer la connaissance des grandes endémies tropicales, et même pour certaines leur maîtrise grâce à de nouveaux médicaments et des mesures de santé publique. Mais la fin du fait colonial ralentit ou arrêta toutes les activités de recherche et développement les concernant. A la fin du XXe siècle, ces maladies et d’autres devenaient « négligées » car les territoires et populations affectées n’étaient plus dignes d’intérêts économiques ou stratégiques. Le constat aujourd’hui est qu’un nombre croissant de pays est laissé à la traîne des progrès scientifiques et techniques, parce que leur profil épidémiologique diffère de celui de pays industrialisés responsables de plus de 90% des activités de recherche et d’innovation. Cela les rend incapables de faire face à leur propre charge de morbidité. Ainsi à la fin des années 1990, quinze ans après son début, la pandémie du VIH/Sida commençait à être contrôlée dans la plupart des pays occidentaux, grâce en particulier à l’apport des antirétroviraux. Mais cette percée thérapeutique -même de portée insuffisante au regard des enjeux, restait comme bien d’autres innovations, obstinément inaccessible à plus de 90% des malades principalement pour des raisons socio-économiques.
L’innovation, assise sur le progrès des connaissances, est devenue un des éléments clés du développement à condition que sa diffusion et son accès ne soient pas contraints et sa distribution disparate. Si, du fait de l’explosion technologique comme de l’émergence de la physique quantique, le XXe siècle s’est ouvert sur une véritable révolution des sciences physiques, il s’est terminé sous le signe des sciences de la vie. La révolution biomédicale ouvre des perspectives nouvelles dans le domaine médical, par l’accroissement des moyens de diagnostic, de traitement, de prophylaxie des maladies et de compréhension du vivant. Mais sa restriction et son conditionnement par le seul champ économique, marchand et stratégique ne risquent-ils pas d’en limiter sa diffusion, sa portée et ses domaines d’application ? De telles disparités dans un monde de plus en plus ouvert et interdépendant ne conduisent-elles à alimenter l’injustice sociale ?
Au travers d’exemples pris principalement dans le secteur des biens de santé (médicaments et vaccins), cet article se propose d’illustrer et d’analyser cette dynamique asymétrique prévalente dans le domaine de la diffusion et de l’accès à l’innovation médicale.
INNOVATION ET BREVETS
Au cours de l’histoire récente, les pays industrialisés ont assis leur développement sur un principe d’utilisation discriminatoire du régime des brevets, protégeant leurs propres innovations et décourageant celles de provenances étrangères. Ainsi les Etats-Unis, et par la suite les pays Européens puis le Japon, ont-ils été pendant longtemps des importateurs nets de technologie en limitant la protection conférée par un brevet à leurs seuls citoyens, les étrangers ayant à payer des droits exorbitants pour protéger leurs propres inventions. Des conventions internationales comme celle de Paris (1883) n’ont que faiblement limité les discriminations, en raison d’une large flexibilité et de l’exclusion du champ de compétence de ces conventions de nombreux secteurs, comme celui de l’industrie pharmaceutique. Mais ce système, grâce à cette utilisation discriminatoire des brevets, a aussi permis durant la période 1960-80 à des pays comme la Corée du Sud, Taiwan et l’Inde de développer de nombreux secteurs industriels, en s’accaparant diverses technologies « à bon prix ». Ainsi, exemple parmi d’autres, dans les années 1980 des industriels coréens et égyptiens fabriquèrent et vendirent un médicament antibilharzien issu de la recherche allemande (praziquantel), couvert par un brevet non reconnu par ces pays. Ils purent non seulement le copier et le produire, mais en outre en améliorèrent le procédé de fabrication et de formulation, facilitant l’accès et la diffusion du médicament à leurs populations. A l’inverse le laboratoire propriétaire du brevet se sentit lésé, et dès lors abandonna toute politique de R&D dans ce secteur. Cela nous montre donc que chaque pays, à sa façon, peut pourner à son avantage le régime de protection pour faciliter l’apprentissage des nouvelles technologies importées et promouvoir son propre développement.
Comme toute action définie unilatéralement par un pays, ces politiques avaient inévitablement des incidences sur les intérêts d’autres pays. Avec l’accroissement considérable des échanges internationaux (la globalisation du commerce) le débat sur les droits de la propriété intellectuelle, et des brevets en particulier, prit rapidement une dimension internationale et devint conflictuel. En 1994 sont signés par plus de cent pays les « Accords sur les aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce » (ADPIC) comme partie des accords de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce
(OMC). Les ADPIC étendent désormais les normes de protection à ans pour les brevets, de façon uniforme l’ensemble des pays adhérents et limitent la f ans pour les brevets, de façoscriminatoires permises jusqu’alors par la Convention de Paris. Les ADPIC mettent ainsi fin à une époque. Les pays en phase d’industrialisation, représentant plus de 75% de la population mondiale, ne peuvent désormais plus suivre les exemples de la Corée ou de Taiwan pour asseoir leur propre développement. Ces pays qui a priori n’avaient rien de bon à attendre de l’effacement du système antérieur, acceptèrent sans réelle alternative les nouvelles règles en échange de diverses promesses. Ce furent celle de la libéralisation du commerce international -en particulier celui des matières premières agricoles et minérales- et celle de l’augmentation des investissements étrangers directs, perçus comme pouvant faciliter leur industrialisation et le transfert de technologie. Les événements ultérieurs, symbolisés par l’inachèvement de la Déclaration de Doha sur la santé publique et les ADPIC (2001), puis l’échec de la conférence de l’OMC de Cancun (2003), ont montré qu’il n’en a rien été. Alors que la réalité des ADPIC date de plus de neuf ans, aucun changement dans les politiques de transfert de technologie et aucune réorientation dans les stratégies de R&D des industries multinationales ne sont observés dans le secteur de la santé. La persistance de mesures unilatérales faussant le jeu des échanges, comme l’exemple des subventions aux agricultures européennes et nord-américaines, est l’autre face de la réalité. En ce début de XXIe siècle, plus de 97% des brevets sont détenus par des individus ou des entreprises des pays membres de l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE), et 80% des brevets accordés dans les pays en développement appartiennent indirectement à des intérêts de ces mêmes pays. Dans ce contexte, même la Banque Mondiale a pu estimer que l’obligation d’application progressive par les pays en développement des accords ADPIC conduirait à un renchérissement du coût des produits innovants et de celui de l’acquisition des nouvelles technologies. La crise de l’accès aux médicaments antirétroviraux (ARV), exemple-phare, n’est en fin de compte que la partie visible de l’iceberg.
L’ACCÈS AUX MÉDICAMENTS ESSENTIELS
Faisant remonter la création des droits des brevets à la fin du XVIIIème siècle, les médicaments ont été plus ou moins exclus de la brevetabilité jusqu’à une période relativement récente dans de nombreux pays. Si le droit américain a considéré rapidement les médicaments comme des marchandises comme les autres, la plupart des pays européens n’ont abandonné que tardivement le statut non brevetable du médicament : en 1968 pour la France, 1977 pour la Suisse et 1992 pour l’Espagne et la Grèce. En 1994 les ADPIC mettent fin aux disparités : pour les pays signataires, la durée du brevet est fixée uniformément à vingt ans pour les médicaments, avec bien souvent des protections complémentaire et additionnelles ajoutées par les pays industrialisés qui rendent difficiles même la copie d’un principe actif tombé dans le domaine public. Quelques clauses de sauvegarde accompagnent ces accords comme les licences obligatoires qu’un pays peut imposer pour raison de santé publique à un détenteur de brevet, bien que la rigidité d’interprétation des textes par de nombreux pays occidentaux en limite la portée aux seuls pays possédant une industrie pharmaceutique. Ainsi est-il plus aisé pour un pays comme les Etats-Unis de recourir aux licences obligatoires pour cause d’alerte à l’anthrax, que pour un pays d’Afrique subsaharienne où moins de 1% des malades touchés par le Sida est traité. Un calendrier module toutefois l’application des accords dans le temps selon le profil économique du pays pour en théorie faire la part entre les impératifs de santé publique et les règles de la propriété intellectuelle.
Jusqu’à la fin des années 1980 le brevet n’était pas le véritable obstacle à l’accès aux traitements, en particulier dans les pays en développement (PED) puisque plus de 90% des médicaments considérés comme essentiel par l’OMS n’étaient pas couvert par un brevet. Après 20 ans de « politique du médicament essentiel », les principaux obstacles -toujours prédominants en 2004, sont d’ordre économique (pouvoir d’achat des populations), social (inadéquation organisationnelle ou géographique des sources d’approvisionnement), et culturel (inadéquation aux besoins spécifiques). Mais le contexte change radicalement avec le VIH/Sida et la mise au point des ARV et de produits pour lutter contre les infections opportunistes liées à la maladie, ou l’arrivée de médicaments essentiels de deuxième génération. Sans aucun doute l’industrie pharmaceutique a en peu de temps répondu même partiellement au défi que représente le Sida, les ARV permettant de contrôler une infection jusqu’alors létale. A l’inverse ces mêmes industriels n’ont a priori pas compris la signification et les conséquences de cette pandémie en terme de santé publique internationale et de rupture d’équilibre. A une situation exceptionnelle ne furent proposées que des réponses conventionnelles et légalistes (attaque judiciaire par 39 firmes pharmaceutiques internationales en 2001 à Pretoria, de la loi sud-africaine de 1997 sur les médicaments qui autorisait le ministère de la santé à limiter le droit des brevets), ou des demi-mesures sur le court terme (donation ou rabais sur certains ARV).
Ce nouvel épisode dans l’histoire de la confrontation entre brevets et santé, est révélateur des tensions existantes dans nos sociétés entre le bien privé de l’inventeur ou de l’industriel et le bien public en matière de santé. De plus l’épisode emblématique de Pretoria est intervenu à un moment où la justification des coûts inflationnistes de la R&D et de ses résultats en terme de produits innovants délivrés par les industriels du médicament était de plus en plus contestée (peu de produits innovants à opposer à des coûts croissants des produits), et jugée inadéquate (plus d’une maladie sur deux responsable de la morbidité au plan global ne fait pas l’objet d’essais thérapeutiques). Si le brevet est là pour récompenser les efforts d’innovation et représente une incitation à la R&D de nouveaux produits par le monopole et l’exclusivité commerciale qu’il confère à son détenteur, il doit répondre a minima aux attentes de la société qui paie directement ou indirectement le coût de ce monopole conféré. Tout industriel devra alors inévitablement composer avec les objectifs des Etats de protection de la santé publique, justifiant ainsi des arrangements spécifiques du droit sous forme d’exclusions, de limitations ou de modulations. C’est ce que la communauté internationale, sous la pression des organisations non gouvernementales pour lesquelles « l’intérêt de la santé doit toujours prévaloir sur les intérêts du commerce », tenta d’exprimer avec la Déclaration de Doha (« Déclaration sur les ADPIC et la Santé publique », Doha, OMC, novembre 2001), conférant aux Etats membres de l’OMC une nouvelle légitimité pour « suspendre un brevet pour raison de santé publique et promouvoir l’accès aux médicaments ». Toutefois sous la pression des industriels du médicament relayés par certains Etats membres, les négociations ont échoué sur l’étendu et la nature des exemptions des brevets.
Les médicaments et la question de leur accès n’ont en fin de compte fait que porter à un point ultime la confrontation persistante qu’il y a entre brevets et santé, entre l’éthique du médecin ou d’un Etat qui ont le devoir de soigner leurs malades, et le droit exclusif de l’inventeur relayé par les industriels. Alors que 15 millions de personnes sont déjà mortes du VIH/Sida, peut-on en 2004 opposer aux 35 à 42 millions de séropositifs le droit d’accès aux traitements disponibles au nom d’une stricte logique juridique (intégration des médicaments dans le droit commun des brevets) et commerciale ? Malgré diverses initiatives dont celle de l’OMS de donner accès aux traitements ARV à trois millions de personnes d’ici 2005 (initiative « 3 par 5 »), fin 2004 seules 440.000 personnes vivant dans les pays en développement bénéficiaient de ces traitements. Aujourd’hui, ce sont les brevets sur les médicaments qui véhiculent cette confrontation, ensuite ce seront les brevets sur les gènes, les tests génétiques, et sur le vivant (micro-organismes, variétés végétales ou animales, etc.). Au delà d’une réponse non dilatoire et concrète attendue des industriels du médicament et des biotechnologies, cela exige surtout une plus grande prise de conscience de la part des Etats de leurs nouvelles responsabilités.
QUEL AGENDA POUR L’INNOVATION ?
Pour ne pas laisser le choix de l’agenda aux seuls industriels et autres intérêts privés, les États sont traditionnellement amenés à plus ou moins intervenir en prenant en charge partiellement les recherches ou en les stimulant dans des domaines considérés comme prioritaires ou stratégiques. Ainsi le gouvernement américain a-t-il accru son allocation budgétaire aux Instituts Nationaux de Santé (NIH) de 108% entre 1995 et 2001 pour appuyer les programmes de recherche sur le VIH/Sida, la maladie d’Alzheimer, l’ostéoporose ou le cancer. En 1984 pour les États-Unis, puis en 1999 pour l’Union Européenne les autorités gouvernementales ont décidé d’engager une politique d’appui à la recherche sur les maladies rares, secteur totalement délaissé par les industriels car sans rentabilité économique. Ces politiques ont démontré qu’elles pouvaient faciliter la mise au point de médicaments dit « orphelins », contre toute logique économique. D’essence purement nationale, les divers programmes publics de soutien à la recherche fondamentale et appliquée sont dirigés principalement vers les maladies prévalentes des pays initiateurs. De fait la plupart des maladies infectieuses qui ont disparu des pays industrialisés en raison de leur transition épidémiologique, ne sont plus dans les priorités des agendas de recherche des pays industrialisés. Entre 1975 et 1999, sur les 1393 nouveaux médicaments mis sur le marché, 16 seulement concernaient les maladies tropicales et la tuberculose, maladies pourtant responsables de l’essentiel de la charge de morbidité de 70% de la population mondiale. De la même façon, un rapport récent sur l’approvisionnement en vaccins notait que le marché du vaccin tout en croissant en valeur à un taux de 10% annuel sur les dix dernières années, principalement tiré par la demande des pays industrialisés, diminuait en volume donc en offre. Cette situation paradoxale, au regard des besoins croissants des PED poussés par leur démographie, s’explique par les orientations choisies par les industriels du vaccin : privilégier les besoins des marchés solvables des pays industrialisés, caractérisés par des schémas vaccinaux spécifiques et une demande en vaccin de deuxième génération à valeur ajoutée économique. Ce choix est fait aux détriments des vaccins bon marché de première génération à valeur ajoutée sociale, priorité des pays en développement. Au-delà d’une segmentation technologique caricaturale (les vaccins anciens de première génération au Sud, les vaccins de deuxième génération au Nord) se pose également la question de la marginalisation de la recherche vaccinale pour des maladies comme la bilharziose, la dengue, le paludisme ou la tuberculose, sans parler du Sida.
LE TRANSFERT DE TECHNOLOGIE
COMME PARADIGME DU DÉVELOPPEMENT ?
Construire ou renforcer les capacités locales de production et de R&D comme outil de développement au moyen du transfert de technologie et d’édification des capacités nécessaires à ce transfert sont des idées déjà anciennes. La notion que le « Nord » doit transférer sa technologie et son savoir faire vers le « Sud » était déjà transcrite dans la « Convention internationale sur les droits économiques, sociaux et culturels » (1966), qui reconnaissait « le droit à chacun d’avoir le bénéfice des progrès scientifiques et de ses applications » (article 15.1(b)). Cette philosophie est également depuis des décennies à la base de la politique du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), et plus spécifiquement celle du programme spécial de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur les maladies tropicales (WHO/TDR). Ce fut enfin un des thèmes majeurs lorsque dans les années 1970, les PED prêchaient devant le Conseil Économique et Social des Nations Unies pour un nouvel ordre économique international. Ainsi les ADPIC, qui comme il a été dit prévoient en échange du renforcement et de la généralisation de la protection des droits de la propriété intellectuelle un encouragement à investir dans les pays en développement (article 7) et une incitation au transfert de technologie (article 66.2), ne font que perpétuer une approche connue et jusqu’ici timidement transcrite dans la réalité. Toutefois la question essentielle relative au strict respect de la propriété intellectuelle n’est pas tant de savoir s’il facilitera le commerce international ou l’investissement étranger, mais comment il aidera ou entravera les pays en développement à accéder aux technologies nécessaires à leur développement. Car c’est ce transfert de technologie et son appropriation qui permit à quatre anciens pays en développement d’être classés comme « nouveaux pays industrialisés » (Singapour, Hong-Kong, Corée du Sud, Taiwan). Restent encore en attente 140 autres pays, mais avec des règles et un contexte maintenant complètement différents.
UNE BATAILLE PERDUE ?
Depuis plusieurs années, face à l’accroissement des disparités en matière de santé, l’OMS dans ses divers efforts de mobilisation de la communauté internationale évoque invariablement l’éthique comme base et fondement de toutes ses initiatives, que ce soit celle de la relance des soins de santé primaires au travers des « Objectifs de Développement du Millénaire », de l’initiative « 3 par 5 » pour un accès élargi aux ARV, ou du plan d’éradication de la poliomyélite. Alors si l’éthique et par extension la justice sociale doivent être à la base des initiatives internationales en matière d’amélioration de la santé, une question essentielle est de définir quelle philosophie morale doit guider les choix et la façon dont ces programmes seront conduits. Dans bien des domaines, plus particulièrement celui des biens de santé comme nous l’avons illustré, ce sont des approches tantôt humanitaires, et tantôt utilitaristes qui ont servi de guide d’action, avec un savant mélange des deux. Humanitaire, quand il s’agit de faire face aux besoins les plus élémentaires et urgents de populations en détresse, par charité ou compassion selon les époques. L’initiative « 3 par 5 » ou l’action quotidienne des organisations non gouvernementales (ONG) sur le terrain en sont le meilleur des exemples. Ici, le danger est que ceux qui sont aidés sont placés dans une situation de dépendance, victimes et non acteurs. Utilitariste, quand sur la base de motivations politiques (aide publique au développement, croissance économique) et stratégique (contenir les foyers d’instabilité et d’insécurité économique et sociale) la Commission « Macroéconomie et santé » de l’OMS ou la Banque Mondiale calculent le rapport coûts/ bénéfices de la charge de morbidité (minimiser les coûts et maximiser les bénéfices) et concluent qu’investir dans la santé stimulera la croissance économique. Ici la santé est perçue non comme une fin en soi mais comme moyen ou simple commodité. Si l’approche humanitaire est pertinente et une réponse minimaliste dans une situation de crise ou de catastrophe, et la quasi inaccessibilité aux ARV dans les PED en est une, elle ne répond pas aux racines sociales et structurelles de la question qui sera alors éventuellement contenue mais pas traitée. Si l’approche utilitariste dans une société d’économie de marché a permis au cours de ces vingt dernières années de contenir et de considérer a minima des situations ne procurant aucun retour sur investissement (exemple des maladies dites « négligées »), elle a accru considérablement les disparités dans la distribution des bénéfices du progrès sanitaire. Un enfant qui naît aujourd’hui au Japon peut espérer vivre jusqu’à 82 ans, un enfant du Zimbabwe attendra difficilement son 34ème anniversaire.
Alors faut-il en revenir et repenser à Aristote, pour qui l’obligation d’une société de maintenir et améliorer la santé repose sur le principe éthique de « l’épanouissement de l’homme », philosophie reprise par Amartya Sen pour qui une société doit faire les efforts nécessaires pour procurer à tout individu les « moyens minimaux » pour une santé épanouie. Ces moyens minimaux (« basic capabilities ») incluent les capacités offertes aux individus pour échapper à toute maladie évitable et toute mortalité prématurée ou prévisible. En matière de biens de santé cela signifie un accès équitable sur la base du besoin et non de la capacité à payer, paradigme faisant l’objet de nombreux échanges intellectuels mais encore à mille lieues de la vie quotidienne des trois-quarts de l’humanité.
P. T.