Magie et violence : le cas des Maï Maï

Magie et violence : le cas des Maï Maï
Magie et violence : le cas des Maï Maï

Les Maï Maï représentent l’un des plus importants mouvements armés, impliqués dans la guerre qui a ravagé les régions orientales de la République Démocratique du Congo (RDC) au cours de la dernière décennie et sont réputés pour le rôle crucial des rituels et du symbolisme de guerre. En Kiswahili, langue bantou, le terme Mayi-Mayi signifie « eau-eau » et se rapporte à un rite mystérieux qui consiste à arroser les jeunes combattants avec de l’eau magique, le mayi, censé les protéger contre les balles.

Deux raisons expliquent l’importance de cette communauté: d’abord, le contrôle d’une partie importante des zones rurales du Kivu ; ensuite, le discours rituel a constitué une stratégie efficace de mobilisation de dizaines de milliers de jeunes, d’enfants qui se sont engagés dans ce mouvement. Au Congo, l’enrôlement dans les milices rurales a été souvent la seule réponse au manque d’intégration sociale d’une jeunesse, marginalisée par un chômage endémique et mise en danger par un grand déficit de sécurité.

« une tradition guerrière »

Le mouvement est apparu sur la scène politique congolaise entre octobre 1996 et mai 1997, alors que l’Alliance des Forces Démocratiques de Libération (AFDL) mettait un terme au régime de Mobutu. Toujours en activité dans les zones rurales de l’est du pays, cette communauté correspond à un ensemble de groupes non coordonnés, souvent minés par des conflits internes et dont les idéaux nationalistes les opposent à l’intervention militaire ougandaise et rwandaise dans le Kivu. Le rite de l’ « eau magique », est lié au mythe de l’invulnérabilité des guerriers. Largement diffusé dans la société africaine, il s’est avéré être un outil efficace pour le recrutement de nouvelles générations de miliciens.

L’anthropologue John Middleton, dans un article paru en 1958, a analysé le culte de Yakan chez les Lugbara, une population vivant entre l’Ouganda et le Congo. Le rite, qui consiste à boire de l’eau magique, est apparu chez les Lugbara à la fin du 19ème siècle mais était déjà pratiqué par des populations voisines, les Dinka et les Mundu qui l’utilisaient pour lutter contre les Arabes et l’empire d’Azande. Après 1913, la région, sous influence belge, est devenue une partie de l’Ouganda et le culte a été répandu par un prophète, appelé Rembe, qui a crée des groupes de jeunes combattants.

– Un des cas les plus connus de l’utilisation de l’eau magique concerne la rébellion Maji-Maji en Tanzanie au début du 20ème siècle. L’administration coloniale allemande avait transformé de vastes secteurs agricoles en plantations de coton, bouleversant ainsi l’ordre social. L’obligation pour la population locale de fournir une période de 28 jours de travail par an avait entrainé une rébellion Maji-Maji dans le Matumbi, à l’ouest de Kilwa. En 1904, le chef des insurgés, Kinjikitile Ngwale, fut envoûté par Hongo, un esprit lié au dieu Bokero, qui était vénéré dans les régions méridionales de la Tanzanie. Sous sa protection, Kinjikitile construisit une grande hutte où il communiquait avec les ancêtres. Il arrosait ses jeunes combattants avec le maji, une eau mélangée avec des herbes spéciales, supposée transformer les balles allemandes en eau. Pour être protégés, les combattants devaient respecter de nombreux interdits, en particulier, l’abstinence sexuelle. Kinjikitile prédisait l’union de tous les Africains et annonçait que les ancêtres reviendraient soutenir la rébellion. Beaucoup de jeunes rejoignirent les rangs de la rébellion, transcendés par l’annonce prophétique d’une libération africaine. Un nouveau culte était né.

Les Allemands renforcèrent leur armée avec des recrues de somaliennes et de guinéennes et purent ainsi contenir la rébellion. Des villages rebelles furent brûlés. La faim commença à menacer le pays et la croyance dans les pouvoirs du maji s’affaiblit rapidement. En 1907, la rébellion fut vaincue : selon l’autorité allemande, environ 26.000 rebelles avait été tués et plus de 50.000 civils morts de faim.

– Un autre cas étudié concerne la rébellion Simba (le lion en kiswahili) qui se déclara au Congo en 1964 et permit au rituel du maji de resurgir. En décembre 1963, Pierre Mulele lancait une rébellion visant à donner une « deuxième indépendance » au Congo. Commencée en janvier 1964, la rébellion muleliste connut, au début, un véritable appui populaire. Les jeunes combattants étaient âgés de 12 à 20 ans. Selon Benoit Verhaegen , c’était une catégorie d’âge que « l’indépendance ratée avait particulièrement pénalisée, les privant d’école et de travail. Ils n’avaient rien à perdre dans l’aventure insurrectionnelle ». Les raisons du succès initial des Simba reposaient sur la terreur et la magie. Les chefs rebelles les plus importants, Bakusu, Baluba et Batetela ont fait une utilisation systématique de la terreur : agents publics, dirigeants nationaux, traîtres présumés et voleurs simples ont été torturés et exécutés en public.

Les pratiques magiques ont joué également un rôle fondamental : les jeunes Simba étaient d’abord « baptisés » avec de l’eau et le dawa (médicament en kiswahili) était administré afin de les protéger contre les balles. Les combattants devaient respecter de nombreuses règles: abstinence sexuelle, interdiction du vol, défense de se laver soi même, interdiction de toute retraite pendant le combat et de nombreuses restrictions alimentaires.

Les analogies avec des pratiques magiques des Maji-Maji tanzaniens sont perceptibles. Mais le maji n’a pas suffi aux Simba, pour vaincre l’armée nationale congolaise. En novembre 1964, les parachutistes belges ont conquis Kisangani et mis fin de la rébellion.

Alliances militaires à géométrie variable

Le Congo a commencé à s’émietter au début des années 1990, longtemps avant la rébellion de l’AFDL. Les premières milices actives dans le Kivu furent les Kasindiens et les Bangilimas, principalement composés de vétérans Simba. Koen Vlassenroot prétend qu’elles avaient été probablement créés par Mobutu afin de soutenir l’Armée Nationale de Libération de l’Ouganda (UNLA), un mouvement rebelle actif dans le massif de Rwenzori et hostile au Président ougandais Yoweri Museveni.

A la même époque, dans le Masisi, au nord de Goma, les chefs traditionnels, en particulier Hunde, ont commencé à mobiliser les jeunes contre les Banyarwanda (littéralement « ceux qui viennent du Rwanda »), une communauté très hétérogène, mélange de Hutu et le Tutsi, vivant dans l’est du Congo. Les tensions foncières accrues entre Banyarwanda et « populations autochtones » ont vite dégénéré en affrontements sanglants : au coeur de la rivalité, la propriété de la terre et aussi l’acquisition de la nationalité congolaise, déterminant la participation à la vie politique. En mars 1993, de nombreux civils Banyarwanda ont été massacrés par « les milices autochtones » dans la région de Walikale (Nord-Kivu). L’inévitable réaction des Banyarwanda aggrava rapidement le conflit. Les chefs indigènes s’adressèrent alors à des commandants Kasindiens qui vinrent à Masisi former de nouvelles milices. Ces commandants étaient considérés comme des docteurs, censés détenir la formule secrète du mayi pour protéger les recrues Hunde contre les balles.

En 1993, certaines milices ont commencé à s’appeler Mayi-Mayi, peut-être un signe d’une tentative d’unification des différentes factions militaires. L’année suivante, avec l’arrivée dans le Kivu de plus d’un million de réfugiés Hutu du Rwanda, la région a été déstabilisée. Bien qu’affirmant être un mouvement nationaliste combattant pour l’intégrité du Congo, les Mayi- Mayi se sont alliés avec les Interahamwe, la milice responsable du génocide au Rwanda. Cette nouvelle alliance a pillé les villages et persécuté la population tutsie dans le Kivu.

En 1996, les forces de l’AFDL de L. D. Kabila, soutenues par le Rwanda et l’Ouganda, ont marché vers Kinshasa pour renverser le régime de Mobutu Sese Seko. La plupart des groupes Mayi-Mayi se sont alliés avec Kabila, seules quelques factions refusant de rejoindre l’alliance, considérée comme une ruse tutsie pour conquérir le Kivu.

En avril 1997, Kabila a pris le pouvoir à Kinshasa; mais le nouveau gouvernement (avec la participation de membres d’origine tutsi) a rapidement perdu la confiance des kivutiens. A Beni et Butembo (Kivu du nord), les groupes Mayi-Mayi ont attaqué des soldats de l’AFDL, responsables d’atrocités contre la population, et dans le Sud-Kivu, le général Padiri a organisé son propre groupe Mayi-Mayi. L’alliance entre Kabila et ses protecteurs rwandais s’est vite détériorée. Kabila accusa Kigali de piller le pays et expulsa tous les Rwandais du Congo. A cette époque, une autre rébellion commença alors dans le Kivu : le Rassemblement Congolais de la Démocratie (RCD), nouveau mouvement armé, apparu sur la scène politique, soutenu encore par Kigali. Avec cette deuxième guerre du Congo commencée en août 1998, les alliances ont changé à nouveau et les Mayi-Mayi se sont opposé à la rébellion du RCD en s’alliant avec le gouvernement de Kinshasa. Dans le Kivu, ils commandent les zones rurales tandis que le RCD s’est installé dans les centres urbains. Après l’accord de paix de Sun City en 2002 et la création d’un gouvernement de transition en avril 2003, certains commandants Mayi-Mayi ont rejoint la nouvelle armée nationale, censée regrouper toutes les forces rebelles.

Marginalité et violence de la jeunesse au Congo Est

Pendant l’ère précoloniale, les chefs traditionnels étaient responsables de la distribution de la terre, considérée comme une propriété collective. En échange de la terre, les familles devaient payer une contribution annuelle en nature, un poulet ou une chèvre en fonction de la quantité de terre reçue. Pendant la colonisation, les Belges, sans supprimer le système traditionnel, ont établi un système d’enregistrement de terre, instaurant de fait la propriété privée. Puis, en 1973, fut promulguée la loi de Bakajika, selon laquelle le sol et le sous-sol congolais devenaient propriété d’état, supprimant ainsi les systèmes traditionnels. Cependant, la nouvelle loi n’a jamais a été entièrement appliquée.

Le régime de Mobutu reposait sur le système du « clientélisme » qui consistait à redistribuer une partie de la richesse nationale à un groupe restreint de politiciens et d’hommes d’affaires, en échange de leur fidélité. Les « clients » de Mobutu se sont approprié de grandes étendues de terre qui sont demeurées, dans beaucoup de cas, non cultivées. Dans le Masisi, où le sol est fertile mais la pression démographique très forte, beaucoup de paysans ont été privés de leur terre et certains politiciens Banyarwanda – comme Bisengimana Rwena qui était, à ce moment-là, le chef de cabinet de Mobutu -, ont pris possession des vastes parcelles de terrain qu’ils ont transformées en fermes de bétail. Ces changements ont crée une nouvelle classe de « laissés pour compte », composée de jeunes hommes sans terre. Ceux-ci ont alors quitté leurs villages pour aller chercher du travail dans le secteur informel comme vendeurs de diamant, orpailleurs ou camelots dans les villes. Dans le même temps, le système scolaire s’est complètement effondré et au début des années 1990, de nombreux jeunes se sont retrouvé dans un état de la marginalisation et de grande précarité. L’administration publique avait perdu toute sa crédibilité et les soldats de Mobutu, qui n’étaient plus payés, ont commencé à piller. Ce contexte de violence dans le Kivu fut l’occasion pour de nombreux jeunes de s’engager dans les milices rurales, certains y voyant l’occasion de se venger du système en place.

L’appât du gain

Les nouveaux combattants sont en général volontaires, mais dans le climat d’insécurité du Kivu, ils n’ont guère le choix ; l’adhésion à la milice devient la seule alternative à la mort. De plus, la pression politique est forte: les chefs militaires et politiques présentent souvent leur communauté comme la victime d’une large conspiration et risquant l’extermination.

Les avantages matériels liés à l’enrôlement des jeunes jouent un rôle considérable. Selon une enquête de l’UNICEF à Bukavu, 25% des Kadogo (enfant-soldat en kiswahili) ont déclaré qu’ils avaient rejoint l’AFDL de Kabila dans le but d’obtenir quelques avantages matériels, 28% d’entre eux ont dit que c’était une manière d’échapper au chômage et 15% ont voulu se venger des Forces Armées Zairoises (FAZ), l’armée de Mobutu. Seulement 7% ont avancé des motivations patriotiques. Le mobile des avantages matériels explique pourquoi les combattants passent facilement d’un groupe armé à l’autre. En fait, l’opportunisme semble être à la base de nombreux engagements.

Le témoignage de Kakule, 25 ans, ex-combattant Mayi-Mayi, rencontré en 2003, est révélateur ; il avait rejoint les Mayi-Mayi en 1996 et les avait quittés en 2000. Célibataire, il n’avait aucun travail et passait son temps dans les petits bistrots du village où les femmes servent la bière locale :
« J’ai rejoint le mouvement Mayi- Mayi à l’âge de 18 ans. Je n’avais rien à faire à Lukanga et j’avais une dette de vingt-cinq dollars envers Papi, un petit revendeur villageois ; il m’avait prêté l’argent pour acheter quelques vêtements. Comme il me harcelait, je me suis enfui chez un ami à Vitshumbi, un village sur le lac Edouard. Je ne travaillais pas. A ce moment, les soldats de Mobutu (FAZ) se sauvaient de Goma, chassés par les Mayi-Mayi. Je ne pouvais pas revenir à Lukanga et dans le village, il y avait la guerre. J’ai vu les Mayi-Mayi battre les FAZ qui se sont repliés à Niakakoma. Je suis resté avec eux (les Mayi-Mayi), et j’ai demandé à rejoindre le mouvement. (…). J’en suis parti parce que je n’avais plus de but ; Kabila, notre chef, était loin. Quand je suis revenu à Lukanga, j’avais des gardes du corps et tout le monde avait peur de moi. Personne ne m’a plus parlé de mes dettes »

Selon ses dires, Kakule s’inscrit par hasard pour se sauver d’une dette. De son point de vue, devenir un Mayi-Mayi signifiait changer de statut social ; de sujet passif, persécuté par son créancier, il est devenu un homme puissant, escorté par des gardes du corps et effrayant ses concitoyens. Son choix a une dimension individualiste : l’idéologie, les aspirations politiques étaient absentes.

Un autre jeune Mayi-Mayi, appelé Kasereka, déclare à l’auteur :
« Je suis de Kanyabayonga mais je suis allé à Goma pour étudier à l’Institut Supérieur. En 1993, j’ai abandonné l’école parce que je ne pourrais plus payer les honoraires. J’ai décidé de me joindre aux Mayi Mayi pour libérer le pays, mais si j’avais eu les moyens, j’aurais continué mes études. J’ai intégré un groupe appelé Kifua-Fua, ils combattaient nu parce que pour libérer le pays, vous devez combattre nu, c’est écrit dans la bible. Nous luttions contre Mobutu, mais les FAZ nous ont battus. Après la défaite, nous nous sommes repliés dans la forêt et je suis allé de nouveau à Goma, toujours sans argent (…) Je ne connais pas les causes de cette guerre, je ne suis pas un politicien. Au Congo, il y a 450 langues et chaque dialecte veut son propre président. La paix est difficile. »

Le passage d’une faction armée à l’autre est souvent motivé par la recherche d’argent, une meilleure nourriture ou même un uniforme plus présentable. Par exemple, Kavira, une « vieille fille » de 16 ans, qui avait combattu pendant trois ans dans le Mambasa, dit qu’elle avait préféré s’inscrire dans l’Armée Populaire Congolaise (RPA, une autre faction armée du Nord-Kivu) simplement parce qu’ils avaient des uniformes plus seyants. Rencontrée en mars 2003 par l’auteur, elle lui raconte son expérience :

« J’ai rejoint le RPA parce que j’ai voulu manger sans travailler, circuler en voiture en fumant du chanvre (…) J’aime la guerre parce que je peux tirer profit de la situation et voler des choses. A Mambasa, nous avons pris l’or (…). Quand j’entre dans les maisons désertées, je vole les vêtements, l’huile et tous les produits. Si je ne suis pas assez forte pour emporter la télévision, alors je détruis tout et ne laisse rien à l’ennemi. A Mambasa, nous avons beaucoup pillé, j’ai pris un matelas, une radio avec huit batteries et de l’argent. Sur la route, j’ai tout vendu. Le RPA ne nous donnait rien, nous essayions de survivre en arrêtant les gens. On nous donnait juste de quoi manger, pour l’argent, nous devions voler »

La plupart des combattants ont du mal à donner un sens à leur expérience, particulièrement s’ils ont combattu de longues années sans succès militaire. Le bénéfice personnel est souvent la seule motivation du guerrier.

Les conflits africains sont généralement de longue durée. Ce qui est remarquable dans l’est du Congo, c’est que la guerre n’a pas de caractère exceptionnel, elle a infiltré la vie quotidienne, la violence est devenue banale ; les tueries sont souvent motivées par la vengeance personnelle et les viols par le plaisir sexuel. Le pillage permet de satisfaire les ambitions personnelles du chef et de son entourage, un instrument indispensable pour commander et motiver la troupe dont c’est l’unique salaire.

Rituels et code du guerrier

Les symboles et les pratiques rituelles ont forgé l’« identité Mayi-Mayi ». Au-delà de leur caractère exotique, observe Arsène Mwaka Bwenge, « ces modes de pensée mobilisent des masses de jeunes et structurent des comportements qui font l’histoire aujourd’hui ».

La croyance la plus largement répandue, c’est le mayi, l’eau magique qui est préparée par des docteurs (dans le Sud-Kivu, ils sont appelés nganga). Le plus souvent, ce sont des enfants initiés par les plus anciens. L’eau est mise dans des réservoirs en plastique déposés dans un baraza, une hutte au milieu du camp militaire, accessible seulement aux docteurs. L’eau est mélangée avec des herbes spéciales et des substances organiques. Un jeune docteur a indiqué à l’auteur préparer le mayi avec des parties du corps humain (les testicules) réduites en cendre et mélangées avec l’eau. Les docteurs préparent également des médicaments appelés dawa, faits à partir d’herbes pulvérisées.

Les guerriers Mayi-Mayi sont d’abord scarifiés sur le front, le torse, les bras et les chevilles.. Après ce rituel, la recrue devient un Mayi-Mayi et une arme lui est donnée (au début des années 1990, ce sont des couteaux ou des machettes en raison du manque d’armes). Il part au combat toujours suivi d’un docteur avec un réservoir d’eau qui l’arrose sans interruption en hurlant « mayi-mayi ». Si c’est nécessaire, il lui met un dawa sur ses blessures en les arrose avec de l’eau. Les combattants doivent aussi crier « mayi-mayi » et leur invulnérabilité est liée au respect de plusieurs interdits :
– les rapports sexuels ; – le vol ; – le regard du sang ; – la toilette et l’utilisation du savon ; – la consommation de sombe (feuilles de manioc) et de viande cuite avec la peau et les os ; – le contact avec les civils ( lors d’une rencontre, le croisement se fait sur la gauche) ;
Lorsqu’un Mayi-Mayi meurt au combat, le groupe en attribue la responsabilité à l’inobservation d’une des règles, qui, en général, ne sont pas respectées. L’exemple le plus dramatique est celui de l’abstinence sexuelle : les Mayi-Mayi sont tristement connus pour une pratique systématique du viol et de l’enlèvement de femmes.

La construction identitaire : entre tradition et modernité

Selon Ivan Vangu Ngimbi, la crise de la jeunesse en Afrique peut être considérée comme la « crise du placement social» qui est une crise des mécanismes d’intégration des individus dans la société. Devenir un Mayi-Mayi – ou un Cobra, un Ninja, un Cosa Nostra, … – est une manière d’échapper à l’anonymat et se venger d’une société qui relègue les nouvelles générations dans la marginalité. Dans l’Afrique contemporaine, la violence forme de nouveaux modèles de socialisation. Achille Mbembe a affirmé que « l’état de guerre en Afrique contemporaine est conçu comme une expérience culturelle qui forme des identités, juste comme la famille, l’école et d’autres institutions sociales ».
Dans l’est du Congo, les jeunes ont traversé une double crise : la culture traditionnelle et les formes anciennes d’organisation sociale ont perdu leur pertinence et cet « espace vide » n’a pas été occupé puisque le projet de la modernisation du pays a complètement échoué.

La notion de « l’immédiat-présent » correspond à une rupture avec le passé et une absence de projection crédible dans l’avenir. Jewsiewicki a déclaré qu’« en Afrique, où les sociétés ont été marquées par l’esclavage et par la colonisation, l’indiscipline est l’unique recours pour résister, se soustraire à la domination de l’autre ». En outre, cela ouvre les portes du royaume de l’imaginaire et de la sorcellerie – le deuxième monde – où tout est possible.

Ce processus de construction identitaire révèle une profonde ambiguïté : d’une part, les rituels du combat se réfèrent à la tradition guerrière africaine. D’autre part, l’image du combattant est chargé de symboles modernes; grâce au pillage, il accède à des produits considérés comme des fétiches de la modernité : lunettes de soleil, téléphones portables, vêtements à la mode, véhicules 4×4, motos,…Dans une économie de rareté, la valeur symbolique de ces objets augmente et la seule voie d’accès à la consommation est fournie par les pratiques occultes et la violence.

La médiatisation des guerres dans le monde influence fortement la culture locale. Dans les petites salles de cinéma de Butembo, en 2003, cinq films étaient à l’affiche: Force II delta, avec Chuck Norris ; Mon père est un héros, avec Jet Lee ; Rambo I et II de Sylvester Stallone et Commando avec Arnold Schwarzenegger. Les cinémas ont été assidûment occupés par des combattants, RPA et Mayi-Mayi, qui s’identifiaient facilement avec les acteurs ; le meilleur exemple est le symbole de la guerre par excellence : la kalachnikov.

La Fontaine, un commandant Mayi-Mayi a déclaré à l’auteur :
« Les Mayi-Mayi n’ont pas d’appuis internationaux, ils se reposent sur la tradition africaine. Le Congo est un pays ignorant. Nos ancêtres étaient forts mais l’homme blanc nous a annihilés avec l’église. Les occidentaux ont la science, en Afrique, nous avons la sorcellerie qui est occulte, mais c’est la même chose que la science, sauf que les sorciers n’indiquent pas leurs secrets. Les docteurs africains apprennent par la pratique, parfois pendant le rêve ».

Les Mayi-Mayi sont tiraillés entre la tradition et la modernité: d’une part, ils adoptent l’un des symboles les plus forts de la mondialisation, en créant leur propre site Internet; d’autre part, leur discours laisse émerger un refus de modernité : ils revendiquent des pouvoirs surnaturels tout en participant, de manière contradictoire, à la lutte contre la sorcellerie. Par exemple, dans des territoires de Beni et de Lubero (Kivu du nord), les Mayi-Mayi ont tué beaucoup de personnes, les accusant d’être des muloyi (sorciers dans la langue locale Kinande).

L’ambiguïté du discours sur la sorcellerie est manifeste : – d’une part la sorcellerie est jugée positive quand elle est interprétée comme une pratique héréditaire, source de pouvoir occulte, qui a survécu à la domination coloniale et peut être employée pour combattre l’homme blanc ; – d’autre part, la sorcellerie est responsable de la crise sociale, et donc, doit être supprimée.
La construction d’une identité Mayi-Mayi présente des analogies avec celle d’autres communautés religieuses, omniprésentes au Congo, dont les membres vivent isolés du reste de la société, souvent dans la forêt. Les Mayi-Mayi ont « ancestralisé » l’ancien chef politique Patrice Lumumba. Une croyance répandue veut que le dawa est fait avec la poudre des os de Lumumba, dont l’esprit vit au fond d’un lac où le docteur rassemble les ingrédients pour préparer les protections magiques. Lumumba été transformé en chef des ancêtres et son corps est devenu une source de pouvoir comme la simple évocation de son nom : « mayi a Lumumba » (l’eau de Lumumba) est l’un des cris de guerre Mayi-Mayi.

Cette référence au héros de l’indépendance doit permettre à la population de réinventer ses racines et reconstruire une communauté spirituelle.

« le Congo aux congolais »

Le discours politique des Mayi-Mayi repose sur un contenu nationaliste avec un fort sentiment anti-Tutsi. En 2000, le commandant Mudhou, qui était l’un des chefs Mayi-Mayi dans le territoire de Beni, dit à ses combattants: « nous sommes ici pour sauver les Congolais de la dictature et de l’impérialisme occidental avec le but d’établir un gouvernement démocratique sans classes ».

Généralement, les Mayi-Mayi se présentent comme une force populaire luttant contre les armées ougandaises et rwandaises qui, selon l’interprétation locale, voulaient envahir et piller du Congo. Cet argumentaire est critiqué par Bob Kabamba et Olivier Lanotte qui observent que tous ces groupes n’ont pas de véritable projet politique; leur seule revendication est le départ des Tutsi. Autrement dit: « le Congo aux Congolais ». Cette démarche rencontre un réel succès populaire mais l’absence de véritable projet politique n’est pas particulière à ce mouvement, cela concerne toutes les factions combattantes dans la région.

Le discours politique des Mayi-Mayi est influencé par le marxisme et un courant nationaliste qui trouve sa source dans les années 1960 et la figure charismatique de Patrice Lumumba. L’argumentaire de la résistance aux invasions rwandaises, ougandaises et burundaises est récurrent. Ces états, selon les Mayi-Mayi, sont soutenus par des pays impérialistes occidentaux, surtout les Etats-Unis, qui ont créé au Congo des mouvements de rebelles « marionnettes », comme le Mouvement de Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, pour préserver leurs intérêts et piller les ressources naturelles; la communauté internationale, parce qu’elle n’a su ou pu s’opposer à cette situation, est jugée complice des agresseurs.

Cette approche de la crise kivutienne, comme expression d’un néo-impérialisme occidental, allié des Tutsis, dissimule d’autres motivations des chefs Mayi-Mayi : le pouvoir et l’argent. La popularité du mouvement a progressivement diminué pendant la guerre. Si en 1996, ils étaient appréciés comme des guerriers invincibles et courageux, ces dernières années les ont relégués au rang de simples bandits. La plupart des factions du Kivu se sont transformées en milices privées, proposant leurs services aux revendeurs qui ont besoin d’une protection armée pour leur trafic d’or et de coltan.

Avenir incertain

La reconstruction de l’état congolais – restauration d’un système de droit, de l’école, de l’économie légale – est un préalable indispensable pour redonner un avenir à la jeunesse. Le problème est non seulement matériel mais également moral ; or, le projet de paix au Congo repose sur un schéma pervers : de chefs politiques et militaires, responsables d’innombrables atrocités, « ont été récompensés » avec des postes honorables dans le gouvernement de transition et la nouvelle armée nationale. De nombreux chefs Mayi-Mayi ont été « dédommagés » de leurs efforts de guerre et sont maintenant sénateurs, députés ou généraux.

L’histoire récente a montré que le choix de la violence était récompensé. Quelles seront les conséquences sur les nouvelles générations ? Il est à craindre que les jeunes combattants criant le « mayi-mayi » terrorisent encore longtemps les collines de Kivu.

Articles connexes

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *