
C’est avec une très grande tristesse que nous avons appris aujourd’hui le décès de Chinua Achebe, à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
Ce très grand écrivain et poète nigérian était relativement peu connu du public français, car tous ses livres n’avaient pas été traduits, mais il est, au même titre que Léopold Sendar Senghor ou Ousmane Sembène des très grands noms sans lesquels il n’y aurait pas, aujourd’hui, de littérature africaine moderne.
Son visage souriant reflète bien son attitude chaleureuse et pacifique, alors qu’il avait vécu les horreurs de la guerre du Biafra.
En plus de ses activités d’intellectuel et de professeur, il s’est plusieurs fois engagé en politique, et a tenu deux postes d’ambassadeur.
Des racines multiples et contradictoires
Il est né le 16 novembre 1930 dans une famille Igbo du sud du Nigeria, pas loin de la frontière avec le Cameroun. Ses parents étaient convertis au protestantisme, mais on continué à respecter leurs traditions animistes. Située dans la zone équatoriale, la région est riche, irriguée par de larges rivières, et les Igbos sont principalement des paysans,

Port Louis, une des grandes villes Igbo – CC BY NC ND par Tom Rhys
Chinua, comme ses frères et soeurs, porte un double prénom : Albert est son prénom chrétien, et Chinualumogu son prénom Igbo, dont le sens est « Que Dieu se batte à mes côtés ».
Chinua, comme il a choisi de s’appeler, n’a jamais vécu dans un petit village de brousse. Néanmoins, pour son éducation, il a dû s’éloigner de sa petite ville de d’Ogidi, pour partir d’abord à Umuahia, une capitale régionale, puis à Ibadan, à l’autre bout de la côte, en pays Yoruba, à l’époque la troisième plus grande ville d’Afrique derrière Le Caire et Johannesbourg.
Elevé dans la langue et la culture Igbo, il recevra à partir du collège une éducation exclusivement en anglais, et, malgré des textes écrits en Igbo, il choisira l’anglais pour écrire, car c’était la seule langue commune à tous les Nigérians.
Enfin, chrétien, membre d’une ethnie minoritaire (même si la population Igbo est estimée à 30 millions de personnes, elle ne représente que 17,5% des 170 millions de Nigérians), il intégrera, après la guerre civile, un gouvernement musulman.
Un enfant et un étudiant extrêmement doué
Dans chacune de ses écoles, Chinua sera un enfant doué, qui saute des classes, qui reçoit des bourses d’études… il a même été surnommé « Le Dictionnaire« . Ces capacités intellectuelles lui permettront d’obtenir une bourse pour le meilleur collège de sa région, le « Government College » d’Umuahia.
Le Government College faisait partie des écoles anglaises créées pour préparer une élite nigériane. L’admission, très difficile, se faisait uniquement sur la base du mérite, et l’enseignement se faisait exclusivement en anglais, permettant ainsi de trouver une langue commune, sans favoriser une seule de la vingtaine de langues pratiquées au Nigeria.
En plus de faire ses cinq années de collège en quatre ans, Chinua a découvert dans ce collège l’univers de la littérature, dans une « merveilleuse bibliothèque » (selon sa propre expression).
Les livres qui s’y trouvaient étaient des classiques de la littérature anglaise, Gulliver, Charles Dickens et de nombreux romans d’aventure, comme « Les Mines du Roi Salomon« . Chinua Achebe racontera plus tard comment cette littérature, raciste, présentant toujours l’africain comme un sauvage, l’avait influencé à l’époque, le conduisant même à détester les africains, inférieurs en tout à l’homme blanc qui était, lui, bon, intelligent et courageux.

Kenneth Dike Library , Université d’Ibadan – Photo CC BY SA Michael Sean Gallagher
C’est donc tout naturellement qu’il entre dans la première université du pays, ouverte à Ibadan en 1948. Il en sortira avec un diplôme en Littérature Anglaise. Il y découvrira aussi l’étude comparée des religions, qui sera toute sa vie une passion.
Mais surtout il y fera ses premières armes d’écrivain. C’est pendant ses études universitaires qu’il publie ses premiers textes, publiés dans le journal de l’université. Lors de ses études, il est devenu conscient du biais raciste de nombreux romans, et ces nouvelles de jeunesse le montre.
Lagos, la radio et le premier roman
Après un an d’enseignement dans une école déshéritée, il obtient un poste à la radio nationale, NBS (Nigerian Broadcasting Service) et s’installe à Lagos, la capitale. Toujours aussi doué, il sera envoyé pour une formation à la BBC à Londres, ce qui lui permettra de rencontrer sur place des écrivains, et de recevoir un premier retour sur son roman en devenir .

Le Monde s’effondre
(Things Fall Apart)
Son premier roman, « Le Monde s’effondre » (Things Fall Apart en version originale) est une oeuvre essentielle, qu’il a commencé à rédiger en 1954 et qu’il va finalement scinder en trois histoires, qui seront publiées années plus tard, en 1960 et 1966, pour finir par constituer la Trilogie Africaine.
C’est un portrait du Nigeria à travers la colonisation et la décolonisation.
Le monde qu’on connu les grands parents de Chinua Adebe, la vie des villages Igbos indépendants les uns des autres, dans une structure sociale qui ne connaît pas de grands chefs est complètement bouleversée, de façon irrémédiable, par la colonisation.
En effet, les colons anglais vont installer leur propre structure politique, et modifier celle des nigérians, en donnant à des « rois » locaux une charge d’intermédiation et de représentation qui leur donnera un pouvoir plus étendu que celui qu’ils avaient dans la société traditionnelle.

Chinua Achebe en 1960 présentant « Le Monde s’effondre »
En même temps, l’action des missionaires, les conversions massives au protestantisme changent la spiritualité des Igbos, et leurs rapports à leurs traditions.
« Le Monde s’effondre » se concentre sur la vie d’Okonkwo, un champion de lutte et un des notables de son village. Le roman raconte comment Okonkwo, dans un premier temps, conquiert la richesse et l’estime des autres habitants, en restant fidèle à ses traditions, puis comment cette même fidélité, le fait entrer en conflit avec le colonisateur, puis tout perdre, y compris l’estime des siens, quand il choisit de se suicider.
La force du roman tient dans sa subtilité : il ne s’agit pas d’un roman à thèse opposant de façon manichéiste les bons nigérians et les méchants blancs, mais d’une histoire riche, avec des personnages dont les motivations sont complexes. (Vous pouvez lire ici notre analyse détaillée de ce roman).
Publié en 1958, en Angleterre, le livre y reçoit tout de suite d’excellentes critiques, mais sera regardé avec plus de méfiance au Nigeria. On dit que les professeurs de l’université d’Idaban trouvaient comique l’idée qu’un ancien élève ait pu écrire un roman digne de ce nom.
Pourtant, « Le Monde s’effondre » sera imprimé à plus de 80 millions d’exemplaires, traduit dans plus de 50 langues… et d’autres écrivains fameux, comme Wole Soyinka, sortiront de l’université d’Idaban !
« Le Malaise » et les premiers livres pour enfant.
En 1960 est publié « Le Malaise » (« Not at Ease » en version originale) qui est le second tome de la Trilogie Africaine. (Initialement prévu comme une deuxième partie de « Le Monde s’effondre », Achebe avait préféré scinder le premier texte, trop long, en trois livres).
Cette fois-ci, l’action se passe à l’époque contemporaine, et inclut beaucoup d’éléments de la vie de Chinua Achebe, comme les études à l’université et le changement d’orientation. Elle est centrée autour d’Obi Okonkwo, le petit-fils de l’Okonkwo de « Le Monde s’effondre ».
Celui ci fait des études en Angleterre. Quand il rentre, il est confronté à la corruption, et confronté aux contradictions entre ses désirs d’homme moderne et les traditions africaines. Le roman, comme le précédent, se termine sur un effondrement personnel, celui d’un homme qui perd tout, y compris la considération de son village.
(Vous pouvez lire ici notre analyse détaillée de ce roman).
En 1961, Achebe se marie et fonde une famille. Il écrira bientôt des livres pour enfants, pour donner à lire des histoires qui ne véhiculent pas un racisme implicite. Il publiera de 1966 à 1978 quatre romans pour enfant (« Chike et la rivière« , « Comment le léopard reçut ses griffes« , « La Flûte » et « Le Tambour« ).

How the leopard got his claws
« Chike et la rivière » (« Chike and the River » en version originale) raconte l’histoire d’un enfant de 11 ans qui doit traverser le fleuve Niger sans avoir de quoi payer son passage sur le ferry. Il s’embarque alors dans une série d’aventures qui font appel aux contes traditionnels et à la magie africaine. Mais une fois arrivé de l’autre côté, Chike se rend compte que la vie de l’autre côté est totalement différente de ce à quoi il s’attendait, et il doit trouver le courage nécessaire pour retourner à la maison.
« Comment le léopard a reçu ses griffes » parle d’un temps où tous les animaux vivaient en paix, un éden où seul le chien avait des dents et des griffes. Une inondation chasse le chien de sa grotte, et il attaque le gentil roi léopard. Le léopard rend visite au forgeron, qui lui fabrique ses griffes, et au Tonnerre, qui lui donne sa voix. Il retrouve alors son trône.
Si elle s’adresse aux enfants, cette histoire peut être vue comme une fable sur la colonisation et la décolonisation ainsi que les luttes de pouvoir.
« La Flute » et « Le Tambour » (« The Flute » et « The Drum« ) ont été publiés au Kenya. Ils racontent l’histoire d’un enfant qui part à la recherche de sa flûte, et d’une tortue (un peu l’équivalent Igbo de Maître Goupil) qui devient le maître d’un tambour qui distribue de la nourriture, mais le perd à cause de sa cupidité.
La découverte du Monde

L’âge des découvertes
L’année de la publication du « Malaise », Achebe bénéficie d’une bourse de la Fondation Rockfeller, et part pendant six mois à la découverte de l’Afrique de l’Est. Il y sera confronté à un racisme et à une discrimination beaucoup plus brutale que celle qu’il connaissait au Nigeria. Notamment en arrivant au Kenya, il découvre que lui, l’africain, entrant dans un pays africain, doit définir son ethnie en choisissant entre « européen« , « asiatique« , « arabe » ou « autre« . L’autre, en Rhodésie (l’actuelle Zambie) bravera les lois d’appartheid en s’asseyant à l’avant du bus, au milieu des blancs, et en arguant qu’on fait ainsi au Nigéria.
Au cours de ce voyage, il découvrira le Swahili, qui prend une importance grandissante comme langue véhiculaire, et les difficultés à publier et à être lu dans cette langue, malgré l’importance du lectorat.
Deux ans plus tard, grâce à l’UNESCO, il part aux Etats-Unis et au Brésil. Il y rencontre de nombreux écrivains, et discute avec eux du même problème, la diffusion d’une littérature écrite dans un langage qui n’est pas la langue principale du pays.
La promotion de la littérature africaine
A son retour, Achebe reçoit un poste de direction à la NBS, et met en place le réseau « Voices of Nigeria ». C’est là qu’il connaît ses premières déceptions face à la corruption et à la censure politique.
Cette période est aussi celle des rencontres et de la découverte d’autres auteurs africains. Suite à ses voyages, Achebe est fermement décidé à écrire en anglais, pour assurer la diffusion des textes. Il a l’occasion de rencontrer Ngũgĩ wa Thiong’o et de faire publier son premier manuscrit, « Weep not, Child« , qu’il enverra lui-même à l’éditeur anglais Heinemann. C’est le premier des titres de la série « African Writers« , mise en place par Heinemann pour contrer une vision de l’Afrique de l’Ouest « comme un simple endroit où on vend des livres [mais où on ne les écrit pas]« . Achebe devient le premier éditeur (‘adviser ») pour cette série.
A la même période, Achebe publie « La Flèche de Dieu » (« Arrow of God« ) qui clôt la Trilogie Africaine, et « A Man of the People » (non traduit en français), qui décrit de façon amère et désabusée le système politique nigérian, en montrant un pays africain nouvellement indépendant, qui connait un coup d’état. Et ce coup d’état survient en réalité, très peu de temps après.
Soupçonné d’avoir été au courant du coup d’état, Achebe et sa famille se réfugient à Port Louis. Il fonde une maison d’édition sur place, et publiera plus tard « How the Leopard got his claws« .
Mais il va d’abord connaître l’épreuve de la guerre civile et de l’indépendance de la République du Biafra.(qui viendra dans le prochain article).