
Chinua Achebe est donc rentré chez lui, quand éclate ce qui va être une des tragédies de l’Afrique post-colonisation : la guerre du Biafra. Le coup d’état qui avait eu lieu dans le nord du Nigéria, au moment de la publication de « A Man of the People » avait été fait par des officiers igbos, et réprimé par d’autres officiers igbos.
L’ethnie de Chinua Achebe n’était donc pas particulièrement impliqué, mais le pays était déstabilisé, d’autant plus que sa structure fédérale semblait remise en question. Des émeutes éclatent en mai 1966, puis un deuxième coup d’état a lieu en juillet 1966. Cette fois-ci, toujours dans un affrontement nord / sud, (et musulmans / chrétiens) environ trois mille Igbos sont massacrés.
La guerre civile nigérianne et l’indépendance du Biafra
Finalement, l’indépendance de la République du Biafra est proclamée, le 30 mai 1967. A cette époque, le fédéralisme nigérian est dans l’impasse, et le Biafra, qui possède d’importantes ressources pétrolières, ne souhaite pas se soumettre aux tribus féodales et musulmanes du nord.
Sans refaire l’histoire du Biafra ici, la guerre dura trois ans. Elle fut caractérisée par une famine dramatique, à cause du blocus, soutenu par l’Angleterre. On estime qu’en tout, trois millions de personnes sont mortes pendant cette période. Longtemps après la fin de la guerre, en janvier 1970, les tensions ethniques subsistèrent au Nigéria.
Chinua Achebe et sa famille furent plutôt épargnés, physiquement, durant le conflit. Mais pas moralement, et cette période a eu un grand impact sur sa production littéraire. Surtout, Achebe a profité de sa notoriété pour tenter d’aider son pays. Nommé ambassadeur, il parcourt les différents pays européens, et les Etats-Unis, donne des conférences, et se confronte, une fois encore, au racisme.

Ojukwu au moment de la déclaration d’Ahiara
En juin 1969, il est un des auteurs et signataires de la déclaration d’Ahiara, une proclamation de principe qui appelle à lutter contre la corruption, et à promouvoir le « nigérianisme » :
Notre lutte […] est la dernière apparition dans notre temps de la très ancienne lutte de l’homme noir atteindre sa pleine dimension, en tant qu’homme. Nous sommes les dernières victimes d’une collusion abjecte entre les trois fléaux traditionnels de l’homme noir : le racisme, l’expansionnisme arabo-musulman et l’impérialisme économique blanc. La révolution bolchévique russe, qui cherche une place sous le soleil africain, y joue aussi un rôle secondaire.
Il rentrera d’un de ses voyages aux USA en déclarant « ici, la politique est brutale et sans morale ».
Il parvient pourtant à continuer son travail pour Heinemann et « Voices of Africa« , malgré des difficultés profondes, et des tensions avec les partisans de « l’autre bord ».
A la fin du conflit, il se voit confisquer son passeport, en représailles pour son rôle au Biafra. Il retrouve un poste à l’université, et créé deux revues littéraires.
Il se voit finalement offrir un poste à l’université Amherst, dans le Massachusetts. Il s’exile avec toute sa famille à la fin de 1972, pour un séjour qui durera quatre ans. C’est durant sont séjour à Amherst qu’il écrit un autre livre extrêmement important : son analyse de « Au Coeur des Ténèbres« , où il accuse Joseph Conrad d’être un raciste.
La critique du racisme dans la littérature : Joseph Conrad
Pour bien comprendre l’impact du livre d’Achebe, et les violentes réactions auxquelles il a donné lieu, il faut d’abord connaître l’oeuvre de Joseph Conrad. « Heart of Darkness » en version originale () n’était pas perçu jusqu’alors comme un roman raciste, mais comme un chef d’oeuvre de la littérature anglaise, où Conrad était très critique envers le colonialisme.

Joseph Conrad
En réalité, les deux lectures sont vraies. « Au Coeur des Ténèbres » raconte un voyage initiatique d’un colon qui s’enfonce au coeur de la jungle, sur un bateau, à la recherche d’un autre colon. Peu à peu, il perd son humanité, ses illusions, et sa santé. « Au Coeur des Ténèbres » a été l’inspiration de nombreux scénarios, qui ont transposé l’intrigue dans d’autres lieux, en restant fidèles à son esprit. « Aguirre ou la colère de Dieu« , et « Apocalypse Now« .
Mais, bien que critiquant le colonialisme, Conrad assimile aussi les africains à des êtres inférieurs, moins civilisés, moins humanisés. La notion même de « ténèbres » a un aspect négatif.
Conrad était-il réellement un raciste ? Là aussi, la réponse peut être ambigüe. On est, dans son expression comme dans ses valeurs, de son temps. Un libéral anti-esclavagiste du XIX° peut effectivement avoir des points de vue et des expressions qui sont aujourd’hui perçus comme racistes. Comme nous avons, nous même, des préjugés que nous ne percevons pas…
La véritable question n’est donc pas de savoir ce qu’était Conrad au moment où il a écrit son roman, mais les valeurs que ce livre véhicule dans la seconde moitié du XX° siècle, avec d’autant plus de force qu’il est devenu un classique.
C’est ce que rappelle Edward Saïd, qui fit un parcours similaire sur la déconstruction de l’orientalisme qu’on peut laisser le mot de la fin, dans « Culture et Impérialisme » : « Conrad était un homme de son époque, et, en tant que tel, ne pouvait donner la liberté aux « natives », malgré sa critique sévère de l’impérialisme qui les réduisait en esclavage ».
Et c’est ce qu’explique Chinua Achebe lui même :
Bien que Conrad ne soit pas responsable, directement, de l’image xénophobe de l’Afrique qu’on trouve dans « Au Coeur des Ténébres », son roman continue à perpétuer les stéréotypes sur les noirs. […]
Je n’ai jamais dit qu’on devait arrêter de trouver des mérites artistiques à « Au Coeur des Ténèbres » […] Bien qu’il écrive de belles phrases, il écrit aussi au sujet de gens, et de leurs vies. Et il dit, au sujet des ces gens, que ce sont des âmes rudimentaires… Les Africains sont rudimentaires, et au dessus d’eux, il y a les bons blancs.
Les réactions à l’analyse
Mais justement, parce que Conrad est un classique, le texte de Chinua Achebe a été très diversement reçu, avec des réactions violentes.
Au moment même de la première lecture de son texte, à Amherst, Chinua Achebe rapporte deux réactions totalement opposées de la part de deux professeurs. L’un d’entre eux lui demandant comment il osait bouleverser tout ce qui avait été enseigné jusqu’à maintenant et critiquer le texte le plus largement enseigné dans les universités américaines ? Un autre, au contraire, reconnaissait qu’il n’avait jamais réellement lu le roman, bien qu’il l’ait enseigné pendant des années.

Chinua Achebe, conférence sur « Things Fall Apart », le 17/11/2008.
Photo Nick Welles/Harvard News Office
Le texte de Chinua Achebe fait partie aujourd’hui du corpus critique de base de Conrad. Mais il lui a peut-être coûté un prix Nobel, à cause de la levée de boucliers qu’il a suscitée en 1975.
L’année d’après, Chinua Achebe repart en Afrique, mais au Kenya. Il passe quelques années à l’université là bas, et continue ses travaux d’écriture.
La politique nigérianne : une termitière dans la savane

Les Termitières de la Savane (Ch. Achebe)
En 1979, Chinua Achebe est un notable, et les plaies de la guerre du Biafra commencent à se cicatriser. Il reçoit la première décoration du mérite national.
En 1982, il se prend sa retraite en tant que professeur d’université, et s’implique plus dans la vie politique de son pays. Il devient député d’un parti de gauche en 1983, en même temps qu’il publie « Le problème du Nigéria« , où il explique que le problème principal du pays était son manque de véritables leaders [honnêtes et désintéressés]« .
Les élections, marquées par la violence et les fraudes électorales lui donnent tristement raison.
Il quittera rapidement son parti politique, et se tiendra désormais éloigné de la politique. Il a déclaré d’ailleurs que les choses s’étaient fortement détériorées depuis l’époque de « A Man of the People« , et publie, en 1987, une sorte de suite, « Les termitières de la savane » (« Anthills of the Savannah » dans la version originale) qui décrit un état d’Afrique de l’Ouest sous la coupe d’un dictateur africain formé à Sandhurst.
Comme les précédents, le roman est un grand succès, et sera parmi la liste des finalistes du Booker Prize.( Vous pouvez lire ici notre analyse détaillée.)
Le retour aux Etats Unis
C’est bien involontairement que Chinua Achebe repart en exil. En 1990 un accident de voiture le laisse hémiplégique et condamné à vivre en fauteuil roulant. Il quitte alors le Nigéria, pour devenir professeur de Langue et de Littérature au Bard College, à New York, puis comme professeur d’études africaines à l’université David et Marianne Fisher.

Sur le campus du Bard College
Cet exil, rendu nécessaire par sa condition physique, lui était en même temps douloureux. Il reconnait dans combien il lui était pénible de passer les dernières années de sa vie loin de ses racines et de son village natal d’Ogidi.
Les derniers engagements, les derniers honneurs

Chinua Achebe à la fin des années 90.
Durant les dernières années de sa vie, Chinua Achebe reçoit deux prix littéraires prestigieux.
Il a aussi assumé, malgré son infirmité, la charge d’Ambassadeur de Bonne Volonté pour le Fonds des Populations de l’ONU, à partir de 1999.
En 2007, il reçoit le Man Booker International Prize, une des plus hautes récompenses dans la littérature anglophone. Dans le jury se trouve la sud africaine Nadine Gordimer (Prix Nobel de Littérature en 1991) qui expliqua :
Achebe a réussi ce qu’un de ses personnages définit comme la raison d’être de l’écrivain : un énoncé renouvelé qui capture la complexité de la vie.
En 2010, Chinua Achebe reçoit le prix Dorothy and Lilian Gish, un des prix artistiques les plus richement doté, avec ses $300.000, et destiné à récompenser un homme ou une femme qui a contribué de façon exceptionnelle à la beauté du monde, à la joie de l’humanité et à sa compréhension de la vie.
L’enfant terrible de la littérature post-colonial publie en octobre 2012 un livre de mémoires sur la période du Biafra, « There Was a Country: A Personal History of Biafra » qui a réouvert la boite de Pandore et quelques plaies pas encore bien cicatrisées.
Son influence sur la littérature
C’est Nadine Gordimer qui lui décerna son titre de « Grand Père de la littérature africaine« .
L’influence de Chinua Achebe est majeure, et ce dans deux directions principales.
Il est, on l’a vu, un des fondateurs de la littérature post-coloniale, qui cherche à déconstruire les clichés coloniaux et racistes, et dont les extrêmes vont jusqu’à refuser aux écrivains blancs le droit d’écrire sur les africains. Il est aussi un de ceux qui ont milité pour l’écriture en anglais, pour que leurs textes soient partagés, malgré les difficultés à rendre la réalité africaine dans ce qui reste une langue étrangère.
Et c’est donc le deuxième aspect de l’influence d’Achebe : sa réussite à rendre, à travers la langue anglaise, les particularités des histoires africaines, le pidgin parlé localement, qu’il mélange à l’anglais standard, les rythmes, les assonances et les procédés issus de la tradition orale, qu’il arrivent à figer dans l’écriture sans leur faire perdre leur substance.
Je compte rester en compagnie de Chinua Achebe encore quelques jours, pour vous présenter plus en détails certains de ses livres…. j’espère que cela vous intéressera !