
L’auteur est un polonais. Jeune journaliste, il part en Afrique au tout début des années soixante. Il va y couvrir les différents conflits de la décolonisation, en observateur neutre pour les africains, puisque la Pologne n’a jamais été une puissance coloniale.
Au contraire, si on creuse l’histoire de la Pologne, ce pays a souvent été colonisé, par les allemands, par les russes ; à l’époque où Kapucinski commence son métier, la Pologne est sous le joug communiste, ce qui était une sorte de colonisation de l’intérieur, appuyée par une Union Soviétique aussi impériale et conquérante que la Russie tsariste. On peut donc penser que Kapucinski éprouvait un intérêt particulier pour l’Afrique et plus tard l’Amérique du Sud à cause de cette situation particulière.
Il est un des derniers journalistes à l’ancienne, dans la tradition des Joseph Kessel, des Albert Londres, Georges Orwell, Ernest Hemingway : des observateurs, certes, mais aussi des écrivains, qui mettent une plume au service d’un témoignage militant, au lieu de rédiger de sèches dépêches d’agence. Certains lui ont reproché cette méthode, parce qu’il vivait l’événement, sans prendre de notes, et se fait ensuite à sa mémoire. Mais je n’ai pas trouvé d’inexactitudes dans le livre…
Ce que j’ai particulièrement aimé dans « Ebène »
C’est un recueil d’écrits et de reportages écrits sur des dizaines d’années, mais il ne « date » pas.
Il explique clairement en peu de pages des situations très complexes, comme par exemple la triste histoire du Liberia, ou les problèmes entre Tutsi et Hutu au Rwanda, avec le rôle joué par les Belges, qui ont monté une ethnie contre l’autre (petit jeu joué par de nombreux colonisateurs, et qui explique une bonne partie des conflits africains actuels).
Il parle aussi de la civilisation africaine, avec ses aspects négatifs et positifs. Et il arrive à avoir une vision à la fois objective – à mon avis – mais sans condescendance, même quand il parle d’aspects négatifs.
Il est très bien écrit, et c’est un plaisir. La langue est belle, il y a de l’humour, de l’émotion.
Comprendre les conflits africains : le Liberia
Très souvent, quand un conflit africain surgi dans l’actualité, on parle du présent, mais peu de journalistes font l’effort de remonter aux sources, et d’expliquer les racines du conflit, qui viennent souvent de l’histoire coloniale, ou même précoloniale, et des conditions économiques. Comprendre qu’une ethnie est en conflit avec une autre parce qu’il y a des problèmes de paturages pour les éleveurs nomades, par exemple, est aussi utile que de savoir qu’il y a « encore des réfugiés ».
Dans le cas du Liberia, le conflit remonte à la création du pays. L’histoire en rappelle d’ailleurs une autre, puisque le Liberia a été créé artificiellement, pour « donner une terre » aux esclaves africains libérés. Mais – comme ailleurs – cette terre n’était pas vierge de population, au contraire. Vous trouverez tous les détails dans le livre, mais il suffit de dire que le choc entre les migrants américains et les populations locales a été très dur. Que ces migrants, au lieu de chercher à vivre en bonne intelligence avec leurs nouveaux frères, les ont considérés comme des « sauvages », des « sous développés » qu’ils ont exploités au moins économiquement, si ce n’est légalement. Que ces populations locales se sont ensuite révoltées contre cet esclavage déguisé… et nous voilà partis dans un conflit très long, qui a dévasté l’économie d’un pays plutôt riche au départ.
Comprendre la culture africaine : le sorcier
Le chapitre sur le poids de la sorcellerie est celui qui m’a le plus marqué. C’est une réalité que les occidentaux ont du mal à comprendre. En Afrique noire, le sorcier est un personnage inquiétant, qui a plus de pouvoirs que les hommes politiques ou les chefs d’entreprise. C’est le pouvoir de la peur ; des hommes d’affaires avec qui vous discutez de marchés internationaux, de nouvelles technologies, sont avides de gri-gris protecteurs et consultent leurs sorcieurs pour se protéger, ou pour lancer un sort à leur concurrent. Un homme peut se débarrasser de sa femme en l’accusant de sorcellerie.
Kapucinski l’explique très bien, à travers plusieurs exemples. Le sorcier ne sort que masqué, dans la brousse, la nuit. Et tant qu’on y verra, derrière un arbre, les yeux du sorcier briller, l’africain ne sera pas libre.
Ce qu’en disent les autres
Je ne suis pas seul à aimer ce livre. Voici quelques citations :
- Kapuscinski s’intéresse avant tout aux êtres et à leur vie quotidienne.
- cet auteur universellement connu – son nom a été maintes fois cité pour le Nobel – s’inscrit dans une tradition spécifiquement polonaise illustrée notamment par Jan Potocki (Le Manuscrit trouvé à Saragosse), mais aussi Joseph Conrad et son inoubliable « Au coeur des ténèbres » […] Il s’y distingue par la pertinence de ses observations et la finesse de son trait. À chaque fois, il montre la même empathie pour les petites gens. Sous sa plume, le moindre détail prend du sens et contribue à éclairer l’événement.
Je ne vais pas vous raconter tout le livre. Si vous vous intéressez à l’Afrique, c’est un livre indispensable, tout simplement.