
Naître et mourir, tels sont les deux pôles de la trajectoire d’une vie humaine. Entre les deux, un souci premier : vivre ou au moins survivre au quotidien. Si nous analysons les activités d’un être humain, nous nous apercevons qu’une grande partie de celles-ci, sinon la plus grande, a pour but de lui permettre de se procurer la nourriture, la boisson, les vêtements, le logement, les relations sociales nécessaires à sa santé.
La plupart des enquêtes menées sur la question reçoivent la même réponse :
– Qu’est ce qu’il y a de plus important pour vous dans la vie ? »
– La santé ! ».
Dans les sociétés sécularisées, la santé, définie par l’Organisation Mondiale de la Santé, (OMS) comme une état de bien être physique, psychologique et social qui ne se réduit pas à l’absence de maladie ni d’infirmité, est due à des causes connues, maîtrisables par l’hygiène, une nutrition équilibrée, le dépistage des maladies par la médecine scientifique et leur traitement par des médicaments éprouvés, contrôlés et approuvés. Dans ces sociétés, les êtres invisibles ou bien n’existent pas ou sont rejetés dans la sphère de la vie privée. Un médecin français pourra poser des questions à ses malades sur leur situation familiale, sociale et leur vie sexuelle, mais pas sur leur vie religieuse.
Dans la société occidentale le concept de religion est complexe et controversé. Récemment les partenaires de l’Union Européenne se sont longuement affrontés, au sujet de la mention du passé chrétien de l’Europe dans l’introduction de sa constitution.
Dans un contexte africain, la situation est très différente. L’immense majorité de la population croit à l’existence d’êtres invisibles qui influencent la vie des hommes, en particulier leur santé. J’appellerai religion l’ensemble des relations et interactions entre les êtres invisibles et les êtres humains, phénomènes en grande partie observés, décrits, analysés et interprétés par des générations d’ethnologues. D’où l’importance de la question des relations entre santé et religion. Encore, faut-il remarquer qu’il est difficile de parler de l’Afrique et qu’il vaudrait mieux parler des Afriques. 1 Dans celles-ci, le demandeur d’aide et le professionnel de la santé croient tous les deux à l’existence d’êtres invisibles. Ils peuvent parler de leurs relations aux êtres invisibles et de leur influence sur la santé.
En France, les médecins peuvent être confrontés à un travailleur migrant séropositif qui refuse de prendre les antirétroviraux prescrits :
« Les prendre, dit ce malade, serait signe de manque de confiance en Dieu que je prie pour ma guérison ». Il pourra même demander au médecin s’il a la foi et s’il accepterait de prier avec lui. Question inattendue et gênante pour un professionnel de la santé de formation séculière. 2 Nous étudierons les un après les autres les principaux êtres invisibles avec lesquels la majorité des Africains interagissent.
Les ancêtres
Première relation rencontrée quotidiennement, les ancêtres. Quand je rends visite à mes voisins Sukuma, au bord du Lac Victoria, je remarque une hutte miniature d’une vingtaine de centimètres placée prés de la porte d’entrée. Ils m’expliquent que c’est la hutte de leurs ancêtres, devant laquelle ils font une libation de lait, chaque matin, en signe de reconnaissance et de respect. De même dans les bars de Dar es Salaam, certains consommateurs versent quelques gouttes de bière sur le sol ou le comptoir avant de commencer à boire, en signe de respect pour les ancêtres et de communion avec eux.
Les ancêtres sont en effet des morts-vivants, qui après leur départ de la terre, continuent à vivre d’une manière différente, avec de nouveaux pouvoirs, s’ils ont eu des enfants, qui se souviennent d’eux. Une famille est ainsi formée par les vivants et les ancêtres, morts vivants, très actifs, qui veillent au bien être de la famille terrestre, en particulier sur la santé. Il est donc important d’entretenir de bonnes relations avec eux, par des libations et en leur parlant. Il se peut que les ancêtres se sentent offensés et se rappellent aux vivants en leur envoyant des maladies. Il faut alors les apaiser en leur offrant un sacrifice d’expiation, appelé matambiko en swahili.
Un exemple. Lucas, – les noms cités ne sont pas les vrais noms -, habitant Kigoma, sur les rives du lac Tanganika. a une crise aiguë de paludisme. Il va en consultation à l’hôpital, mais le traitement par chloroquine échoue. Il va consulter un médecin traditionnel, un tradipraticien qui est à la fois herboriste et devin.
Celui-ci lui révèle qu’il a manqué de respect à ses ancêtres et doit se rendre dans son village d’origine pour leur offrir un sacrifice d’expiation et les apaiser. Il se rend donc au Burundi et offre le sacrifice requis. Il est revient guéri. Des esprits scientifiques diront que le Burundi est un pays de montagnes et que les moustiques y sont rares. Vrai, dans une perspective séculière, qui n’est pas celle de Lucas qui réagit selon la vision du monde, reçue de son milieu pendant son enfance.
Selon celle-ci, quand une personne tombe malade d’une manière inhabituelle, elle va consulter un tradipraticien, à la fois herboriste et devin, pour trouver l’origine de sa maladie. Ce guérisseur traditionnel observe les entrailles d’un poulet, ou bien la manière dont une poignée de cailloux jetée sur le sol s’est répartie, donne son diagnostic et propose un traitement.
Autre cas, celui d’Hamisi, riche commerçant possédant des magasins dans plusieurs villes. Malade, il va en consultation au CHU, un voyage de six cent kilomètres. Le diagnostique tombe : il est séropositif et vit avec le VIH qu’il peut transmettre. Comme il a quatre femmes et six amies régulières qui elles mêmes ont d’autres amis, il représente un vrai danger public. L’un de nous se rend en avion pour avoir un entretien avec lui et l’informer du diagnostic. Lui expliquer aussi comment se transmet le virus et comment il peut le transmettre à ses partenaires. Il écoute avec attention ces explications scientifiques et réagit vite…
Il va consulter un devin !
Le verdict : Hamisi a manqué de respect à ses ancêtres et doit leur offrir un sacrifice d’expiation. Riche, il ne lésine pas, offre un sacrifice de sept vaches et meurt quelques temps après. Ses femmes et amies le suivent l’une après l’autre.
L’Eglise catholique a intégré cette vision africaine des morts-vivants en faisant entrer les ancêtres dans la Communion des Saints, qui vivent au Ciel avec Dieu. Ceci permet des échanges affectueux pendant la messe, au cours de laquelle le prêtre invite les participants à prier :
« Permet qu’avec la Vierge Marie, avec les Apôtres et les saints de tous les temps, en particulier ceux de notre famille, nos ancêtres, nous ayons part à la vie éternelle ».
De nombreux chrétiens occidentaux apprécient cette vision africaine de la Communion des Saints quand ils la découvrent et souvent l’adoptent.
La sorcellerie, pouvoir invisible d’une personne visible
Un grand nombre de livres ont été écrit sur la sorcellerie étudiée aussi bien en France, – Mayenne, Berry ou Pays Basque -, qu’en Afrique. Les interprétations de ce phénomène sont multiples. Je m’en tiendrai à mes expériences personnelles en Afrique de l’Est.
En Tanzanie, j’ai rencontré une vision du monde dans laquelle certains individus possèdent le pouvoir de faire du mal a distance, parfois sans le savoir. En 1981, dans la zone frontière entre la Tanzanie et l’Ouganda, plusieurs personnes se présentent à l’hôpital de Ndolaje avec les symptômes d’une maladie inconnue. En 1983, l’équipe médicale a fait un diagnostic : c’est le sida, dont le virus vient d’être découvert par le professeur Luc Montagnier.
Un homme marié, fidèle à sa femme depuis quatre ans, aura du mal à admettre que la maladie dont il souffre aujourd’hui, est due à une rencontre fortuite avec une négociante en sexualité au cours d’un voyage, il y a six ans. D’ailleurs, il n’en garde pas de souvenirs précis. Il ne sera pas convaincu par ces explications scientifiques. Il recherchera une autre cause.
Mystérieuse, cette maladie est aussi chronique. La population en a trouvé immédiatement la cause, qui est celle de toutes les maladies chroniques : la sorcellerie 3. Les premiers atteints étaient de jeunes contrebandiers faisant du trafic avec l’Ouganda.
Ils se sont crus ensorcelés par les commerçants ougandais qu’ils refusaient de payer. Ces mêmes commerçants, victimes eux aussi de cette mystérieuse maladie, se sentent ensorcelés eux aussi, mais par leurs clients tanzaniens qui tentaient de les éliminer pour ne pas les payer. Le sorcier ou la sorcière n’est pas un déviant marginalisé, professionnel de la sorcellerie
A proximité de la frontière tanzanienne, une paroisse catholique du Diocèse de Masaka en Ouganda, a perdu prés de vingt pour cent de sa population par suite du sida. Les soupçons de sorcellerie et la méfiance vis a vis des proches ont détruit la vie sociale. Alors, le curé fait venir une équipe médicale d’un hôpital catholique de Kampala, pour soigner les malades et pour expliquer à la population que le sida n’est pas dû aux sorciers mais à un virus qui se transmet d’une personne à l’autre par voie sexuelle.
J’ai pu constater que la sorcellerie sert aussi à expliquer des maladies courantes, en particulier les épidémies. Dans le village de Fela, prés du lac Victoria, une épidémie de rougeole se déclare. Sur une centaine d’enfants, une cinquantaine seulement sont touchés, dont dix huit meurent. Tous les habitants savent parfaitement que cette maladie très dangereuse pour les enfants est due à un microbe. Les mères ont fait vacciner tous leurs nourrissons á l’hôpital proche. Mais une question se pose à certaines : mes enfants sont malades, ceux de la voisine ne sont pas touchés, qui a bien pu diriger le microbe sur mes enfants ? La réponse est culturelle :
–C’est un sorcier ! qui est le plus souvent une sorcière…
Face à une épidémie deux actions s’imposent donc. Il faut emmener les enfants touchés à l’hôpital et identifier le sorcier, ou la sorcière qui leur a envoyé le microbe afin de l’éliminer. Le coupable est facilement repérable. C’est le plus souvent un proche, parent, un voisin ou une relation d’affaire, parfois un jeune enfant qui sera désigné par le devin
Source de peur et de méfiance vis a vis du voisin, la croyance dans la sorcellerie bloque aussi la production, elle peut être l’une des causes de la malnutrition dans certaines régions.
Comment ? Par exemple, si un mineur retraité retourne dans son village et se sert de ses économies pour acheter des engrais, ses récoltes seront plus belles que celles de ses voisins. Il risque alors d’être accusé de sorcellerie et de détourner la fertilité des champs de ses voisins pour la faire passer dans son propre champ. Il risque la mort. La sorcellerie est l’une des causes de la malnutrition dans certaines régions.
La peur de la sorcellerie atteint toutes les couches de la population, tous niveaux d’éducation confondus. Lors d’une retraite avec des prêtres et des religieux d’un diocèse tanzanien, j’ai du m’absenter pendant deux jours. Avant de les quitter, j’ai cité aux participants un passage de la Première Lettre de Saint Jean « Dans l’amour il ne peut y avoir de peur, car la peur est chassée par l’amour parfait » (1 Jean, 4, 18) et leur ai demandé de discuter la question suivante :
–De quoi avez vous peur ?
Immédiatement, les bras se sont levés et les voix se sont exclamées :
–De la sorcellerie !
A mon retour, ils en discutaient encore !
La formation scientifique n’exclut pas la croyance dans sorcellerie.
En consultation de psychologie clinique, en présence d’étudiants en médecine, j’examinais un demandeur d’aide, ayant fait des études secondaires et qui attribuait sa dépression à la sorcellerie. Tous les étudiants lui reprochaient avec indignation son obscurantisme et son esprit de superstition malgré ses études.
Comme je leurs faisais remarquer après la consultation qu’ils avaient été durs envers lui, tous essayèrent de me convaincre que la sorcellerie existait vraiment, en me citant des cas précis constatés dans leur village et même en ville. Je leur avouais ma surprise. – Comment se fait-il quand vous êtes en blouse blanche, vous attaquez la sorcellerie comme superstition, quand vous retirez cette blouse, vous y croyez ? Expliquez moi pourquoi ? »

Vue aérienne de Dar Es Salaam
Photo sous licence CC BY NC SA
Silence embrassé, devant ma question pertinente bien que trop directe. 4
Que faire contre la sorcellerie ?
La population connait deux remèdes:
–rechercher le sorcier, qui en général est une sorcière, et le tuer. En 1980, près de trois cent personnes ont été battues à mort dans le seul district de Geita, au bord du lac Victoria, suite à des accusations de sorcellerie.
La sorcellerie tue !
-Dans d’autres contextes le coupable est n’est que chassé du village ou se voit imposer une forte amende.
Mais un autre remède existe, religieux celui-là : renforcer la foi et la confiance des chrétiens au Pouvoir du Christ, plus fort que les Puissances et les Dominations, plus puissant que les sorciers. Cette puissance du Christ qui domine toute les autres Puissances est l’un des thèmes récurrents des Epîtres de Saint Paul (Col. 1,16 et 2,15, Eph.6, 12) et de Saint Pierre (1 P.3, 22). Cela peut donner à réfléchir à ceux qui participent au lynchage des personnes accusées de sorcellerie. C’est difficile mais possible, l’exemple de la paroisse de Masaka déjà cité le prouve.
Les démons
La croyance en l’existence des démons et en leur influence sur les humains est très présente en Afrique Orientale, aussi bien chez les chrétiens, qui les appellent mashetani que chez les musulmans, qui les appellent majini ou chez les fidèles de la religion traditionnelle.
Nommé aumônier de la Faculté de Médecine de Dar es Salaam, je rends une visite de courtoisie aux différents services du Centre Hospitalier Universitaire (CHU). Quand j’arrive en psychiatrie, son directeur, le Docteur J. Haule mentionne un livre que j’ai écrit sur le développement psychologique des adolescentes en Afrique de l’Est et me demande d’assurer un cours sur le développement de la personnalité pour les étudiants de première année. Surpris et flatté j’accepte. Le Dr. Haule ajoute :
Une patient se croit possédée par le démon ; il faut la voir !
Après un mois d’empathie, de relaxation, de prières de guérison et d’imposition des mains, elle se sent guérie. Cela se sait. Depuis cette première rencontre, un flot continu de personnes se plaignant de difficultés avec le démon me sont adressées de différents services.
Je me croyais invité à faire partie de l’équipe de psychiatrie à cause de mes connaissances en psychologie clinique. Je dois constater que je le suis surtout parce que je suis prêtre et peut devenir l’exorciste en résidence, toujours á portée de la main en cas de besoin.
Trois ans plus tard le Professeur Gad Kilonzo, nouveau directeur du service psychiatrique, me présente mon nouveau bureau de consultation. Je mets ma plaque: Docteur Bernard Joinet. Le professeur Kilonzo, luthérien, me corrige : « Non, vous devez écrire Père- Docteur B.Joinet car vous avez davantage de pouvoir et les malades doivent le savoir ». Vision scientifique et vision de foi, sur ma porte !
Dans la lutte contre les démons, toutes les religions font face, chacune avec sa tactique spécifique.
Le Docteur Fulani a fait ses études en Guinée sous Sekou Touré. Il a reçu une solide formation marxiste qui transparaît dans sa conversation. Il vient me trouver pour m’expliquer que sa mère âgée de 83 ans est possédée par plusieurs démons qui résident dans son abdomen sous la forme d’un éléphant, et d’un guérisseur musulman.
Son abdomen est distendu, énorme. Ses petits enfants, masaïs comme elle, pratiquent un exorcisme traditionnel. Ils font de la fumée et jouent du tambour. Elle se met à danser et à roter. Progressivement, son abdomen reprend sa taille normale. Malheureusement les démons reviennent. Elle connaît une amie qui a eu le même problème, s’est trouvée guérie après avoir été baptisée. Sa description des symptômes me fait penser à de l’aérophagie d’origine psychologique.
Il est d’accord avec moi, mais pour sa mère. Le seul remède est le baptême. J’en informe le curé de la paroisse qui lui rend visite et la baptise deux jours plus tard. Elle est guérie et va depuis régulièrement à la messe à l’église paroissiale toute proche.
La culture traditionnelle a ses moyens de lutte contre les démons. Les groupes de croyants ont les leurs. Certains cheiks musulmans, les shehe, sont très réputés comme exorcistes, parfois dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres.
Certains groupes chrétiens sont spécialisés en exorcisme – par prière de guérison et imposition des mains – qu’il pratiquent au cours de séances hebdomadaires. Au niveau de la possession du démon, la santé, la foi et la religion sont en constante interaction.
Les esprits
La croyance dans l’existence d’Esprits varie beaucoup d’une culture africaine à l’autre. En Tanzanie centrale, mes voisins-chasseurs offraient un sacrifice aux esprits de la forêt avant de partir chasser. Les chrétiens venaient faire bénir leurs balles. Les rivières, les lacs, les montagnes ont leur esprit, qu’il faut respecter, et surtout se les concilier.
Les pêcheurs du golfe de Guinée offrent des sacrifices à la mer au cours de cérémonies imposantes au moins une fois par an. L’accès à la nourriture, à la viande de gibier, au poisson, et par conséquent la santé dépendent d’êtres invisibles. .
Dieu
Dieu est omniprésent dans la plupart des conversations en Afrique. Si une personne dit : – Je suis heureux de vous rencontrer », L’autre répond immédiatement : – Remercions Dieu, tumshukuru Mungu ». Si je dis à un confrère de la Faculté : – Au revoir, à demain, pour la réunion de l’équipe psychiatrique Il me répond immédiatement : « Si Dieu le veut ! Mungu akipenda Réponses usuelles, toutes religions confondues.
Ce Dieu de la tradition est un Dieu tout puissant, maître de la vie et de la mort.
De nombreuses cultures africaines sont en relation avec l’Islam et le Christianisme et ont été influencés par leurs visions du monde.
Une speakerine de la télévision tanzanienne, musulmane convaincue, me dit en conclusion d’une longue conversation sur la prévention du sida : – En fin de compte, tout dépend de la volonté de Dieu. » De quel Dieu s’agit-il ? Du dieu tout puissant de la famille traditionnelle ou du Dieu du Coran par lequel tout est écrit, mektoub ? De même, quand un Chrétien dit : « Je crois en Dieu tout puissant » pense-t-il au Dieu tout puissant, Mungu Mwenyezi, de sa tradition familiale ou bien à Dieu le Père de l‘Evangile révélé en Jésus Christ et rencontré au catéchisme ou à l’école biblique de son enfance ?
Dieu est devenu un amalgame, une image de synthèse. D’une manière générale, la grande majorité des Africains interagissent avec un être invisible très puissant, maître de la vie et de la mort.
Structures religieuses de santé
La médecine scientifique requiert des structures de santé complexes, hôpitaux, dispensaires, cabinets médicaux, laboratoires, personnel formé dans des centres de formation multiples. Ceci requiert des ressources financières importantes.
Les communautés musulmanes africaines ont peu investi dans ces structures, car elles n’en avaient pas les moyens. Par contre, la communauté ismaélienne, très présente en Afrique de l’Est, numériquement peu nombreuse mais économiquement puissante a édifié les célèbres « Agha Khan hospitals », dans les grandes villes. Ils ont une très bonne réputation et accueillent surtout une clientèle aisée.
Le souci du Christ pour la santé est évident. Il guérit les malades, nourrit les foules. Ce service a été continué par les Apôtres et les premières communautés chrétiennes. Saint Pierre impose les mains et guérit un paralytique (Actes, 3,1-9)
Les églises chrétiennes en Afrique continuent cette tradition. Les premiers missionnaires ont soigné les malades dés leur arrivée, édifié des dispensaires ruraux au service des plus démunis. Ces églises ont progressivement construit des hôpitaux et des écoles d’infirmières pour former un personnel animé de leur esprit. Leur but était de soigner les malades mais aussi de faire du prosélytisme, d’où une certaine compétition. La ville de Kampala, en Ouganda, est construite sur un cercle de collines. Il y a la colline catholique de Rubaga avec son hôpital et son école d’infirmières ; en face, on peut apercevoir la colline anglicane de Naminyere également avec son hôpital et son école, pour le plus grand profit de la santé des habitants, d’autant plus que ces hôpitaux peuvent développer des spécialités complémentaires. Ils continuent la tradition des apôtres, des Hôtels Dieu et Hospices de l’Europe médiévale.
Ces structures de santé ont été en général construites avec l’aide de dons extérieurs et continuent à être alimentées en médicament et matériel médical par la solidarité des communautés ecclésiales du Nord. Cela veut dire également que ces structures sont gérées par les hiérarchies ecclésiastiques et des conseils d’administration qualifiés.
Les communautés locales, elles, sont peu impliquées. Ces structures jouent un rôle très important, dans les pays où les services de santé gouvernementaux sont frappés par des difficultés budgétaires. Le budget de la Santé ne devrait pas dépasser 4,5% du budget national, d’après des directives du Fond Monétaire international. Dans ces pays, la santé des populations dépend des institutions religieuses et de la solidarité entre Eglises du Nord et du Sud. Elles jouent un rôle de substitution comme on peut le constater, par exemple, en République Démocratique du Congo.
Les mouvements pentecôtistes et charismatiques
La venue plus tardive des Eglises Pentecôtistes a introduit et popularisé la pratique des prières et rites de guérison. Ceux-ci ont connu un nouvel essor avec le développement des groupes charismatiques dans les églises établies, en particulier le Mouvement du Renouveau dans l’Eglise catholique. Un peu partout, des groupes de prière de guérison naissent avec lecture de la Bible, acclamations bras levés, prière à haute voix et imposition des mains. Ils ont redécouvert les dons, les « charismes », des premières communautés chrétiennes décrites par Saint Paul, et en particulier les dons de guérison. (I Cor. 12,1-31)
Ces groupes et leurs activités curatives sont populaires. Mais ce pouvoir de guérison qui vient directement de l’Esprit peut entrer en conflit avec le pouvoir hiérarchique établi.
Ce fut le cas de Monseigneur Emmanuel Milingo, archevêque de Lusaka, qui a découvert tardivement ses pouvoirs de guérison et de lutte contre les démons. Il a rapidement été submergé de demandes d’aide, qui l’ont empêché de remplir ses fonctions d’administrateur et de coordinateur de la pastorale diocésaine. Il a été déplacé à Rome et remplacé par un administrateur apostolique, en l’occurrence l’archevêque de Kasama.
C’est également le cas du Père Felician Nkwera en Tanzanie. Se découvrant des dons de guérison et de libération des démons, il les a exercé en dehors d’un mandat épiscopal. Il a progressivement développé un centre de guérison par la prière, avec ses propres rites liturgiques. Après de nombreuses années il a été excommunié. Son centre, dans la banlieue de Dar est Salaam est très fréquenté.
Les églises indépendantes centrées sur les guérisons par la prière, « faith healing », se multiplient, en particulier en Afrique du Sud. A Dar es Salaam la plus grande église d’une capacité de plusieurs milliers de places est a été construite par une communauté indépendante centrée sur les guérison, la Full Gospel Bible Fellowship, fondée par le Révérend Kakobe, prédicateur et guérisseur charismatique.Elle est remplie chaque semaine.
Les réunions de guérisons par la prière tenues en plein air et annoncés par voie d’affiche rassemblent des milliers de participants. Ces églises et communautés pentecôtistes et charismatique répondent à un besoin populaire face auquel les églises traditionnelles se trouvent mal à l’aise et qu’elles ont du mal à satisfaire.
Dans un contexte africain, un malade a donc un choix de stratégies de guérison. Il peut aller en consultation dans un dispensaire, se rendre chez un tradipraticien ou encore participer à des séances de guérison par la prière. Certains malades ont recours à ces trois moyens simultanément. L’apparition du sida nous oblige à jeter un nouveau regard sur les rapports entre santé et foi, entre communautés de croyants et services de santé.
Le rôle des « Petites Communautés Chrétiennes » dans la lutte contre le VIH /Sida
L’apparition du virus de l’immunodéficience humaine, le VIH, et du sida a transformé notre relation à la maladie et à la santé. La médecine scientifique s’était concentrée sur le bien être physique du malade á l’aide d’un diagnostic et d’un traitement de chimiothérapie adapté, son bien être psychologique étant confié aux psychologues et son bien être social aux travailleurs sociaux, présents dans tous les hôpitaux.
Mais voici qu’avec le sida, ces deux aspects sont dominants. Longtemps, la médecine scientifique s’est trouvée impuissante devant le VIH qui résistait à la chimiothérapie. Restaient la prévention et l’accompagnement, qui étaient devenues les composantes principales de la lutte contre le sida et qui échappaient aux services de santé.
Les personnes conscientes d’avoir pris des risques refusaient de se faire tester en disant que cela ne leur servirait à rien et gâcherait leur joie de vivre en cas de test positif. C’est encore la situation dans les nombreux pays où les antirétroviraux ne sont pas accessibles à des prix abordables. Avec l’apparition des multithérapies à base d’antirétroviraux (ARV), l’espoir peut renaître et il est maintenant possible de conseiller de faire le test volontairement.
A Dar es Salaam, le nombre de personnes ayant demandé à passer le test a fait un bond spectaculaire de 6.000 en 2002 à 40.000 en 2003. Un bond encourageant sans doute, mais 40.000 mille sur 400.000 séropositifs résidant dans la capitale, c’est juste dix pour cent ; c’est peu. Le virus a encore de beaux jours devant lui !
Fait plus surprenant, au Botswana et dans les compagnies multinationales d’Afrique du Sud, où les multithérapies sont proposées gratuitement, à peine dix pour cent des personnes séropositives acceptent de suivre ces traitements, auxquels elles ont pourtant droit et accès.
Les services de santé se sentent impuissant face à ce refus. Les causes sont multiples, mais la principale semble bien être est la peur de la stigmatisation et du rejet.
Il n’est pas facile pour une femme séropositive de révéler le résultat du test à son mari, et réciproquement. Il faut briser le silence, comme le demandait la Conférence Internationale sur le Sida de Durban. Ce silence, les petits groupes de croyants et en particulier les Petites Communautés Chrétiennes (PCC) de voisinage peuvent aider à le rompre.
Leurs membres se connaissent, se font mutuellement confiance, s’entraident en particulier quand l’un ou l’une d’entre eux est malade. Ils pratiquent la lecture de la Bible suivie d’une discussion. Ils peuvent découvrir l’action du Christ contre la maladie, lire en particulier le texte du jugement dernier:
« Venez les bénis de mon Père, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez recueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez rendu visite » (Mt. 25, 34-36). Les croyants seront jugés sur leur participation au maintien de la santé de son prochain.
Si les membres d’une PCC de voisinage africaine discutent ce qui menace la santé de leur milieu, un participant va certainement prononcer le mot sida. Le silence est rompu. Le groupe peut être amené à se poser des questions : Quels sont les risques que les personnes prennent dans notre milieu ? Comment les décider à se faire tester ? Si le test est négatif, comment le rester, s’il est positif, comment ne pas transmettre le VIH à d’autres en particulier à son partenaire ?
Le Lesotho est un pays à majorité chrétienne. Les épouses sont fidèles dans leur ensemble. Mais 42,4 % d’entre elles ont découvert qu’elles étaient séropositives au cours des consultations prénatales. Leurs maris travaillent comme mineurs dans la République Sud Africaine et vivent séparés d’elles onze mois par an.
Quand ils viennent en vacances chez eux, ils donnent à leur femme un cadeau et le sida. Les services de santé des mines se sentent désarmés.
En conclusion
Les professionnels de la santé jouent un rôle capital, indispensable dans la lutte contre le sida, mais limité en terme de prévention, d’accompagnement à domicile, de soutien psychologique dans les multithérapies. Face au sida, la santé dépend de la mobilisation de tous les petits groupes de vie.
Ceci est vrai pour bloquer la route au VIH, cela pourrait être vrai également pour lutter contre les lynchages des personnes accusées de sorcellerie, pour promouvoir aussi l’hygiène communautaire et l’approvisionnement en eau. En Afrique, santé et foi sont étroitement liées, par le biais des petites communautés de voisinage, travaillant en collaboration étroite avec des structures médicales.
Le Dr. Sylvia Kaaya, m’a demandé d’animer un séminaire pour les médecins se spécialisant en psychiatrie sur un sujet qui peut surprendre : « Comment mobiliser les ressources spirituelles du malade ? ». Devant ma réaction de surprise due à ma formation séculière, elle précisait : « La foi est une force, il faut la mettre au service de la santé des malades ». J’ai pu le constater. Les praticiens de la médecine sécularisée en Europe se privent et privent ceux qui viennent les consulter de cette force.
Peut-être pourraient-ils s’inspirer de cette pratique africaine ?

Statues africaines
Photo sous licence CC BY NC SA
Notes:
- Dans cet article je me baserai surtout sur les observation personnelles faites dans mes contacts quotidiens avec les chasseurs-cueilleurs de la forêt de Tanzanie centrale, (1966-1968) les éleveurs Sukuma des bords du lac Victoria (1968-1979) et les demandeurs d’aide reçus, de 1979 à 1999, en consultation de psychologie clinique au Centre Hospitalier Universitaire de Muhimbili (CHU), à Dar es Salaam. ↩
- Cette situation a été le sujet d’un colloque organisé à Lyon en 2003 sur les aspects religieux de l’accompagnement des travailleurs migrants vivant avec le VIH. La question est différente dans les pays anglo-saxons qui invoquent Dieu dans leur hymne national. ↩
- Les avis différent dans les milieux médicaux sur la croyance a la sorcellerie. Le Dr. Sylvia Kaaya, directrice de la clinique psychiatrique du CHU de Muhimbili pense que cette croyance ne joue que pour les maladies chroniques, telles que le cancer, le diabète et en particulier le sida. Les maladies courantes comme le paludisme sont elles dues à des causes connues, dans ce cas précis, les moustiques. ↩
- Explication suggérée : la croyance à la sorcellerie et la peur qu’elle engendre ont été imprimées dans les neurones pendant la petite enfance et sont liées au super-ego. La vision scientifique médicale a été acquise plus tard par réflexion personnelle et appartient à l’Ego. Quand une série de malheurs, accident d’automobile, fuite d’un enfant, mort d’un parent surgit, les histoires et peurs imprimés pendant l’enfance ressurgissent et l’emportent sur les connaissance scientifiques. ↩