La révolution du « mécanisme d’évaluation des pairs »

La révolution du « mécanisme d’évaluation des pairs »
La révolution du « mécanisme d’évaluation des pairs »

La vie politique africaine depuis les années de l’indépendance a été marquée à titre principal par l’autoritarisme comme paradigme de gouvernement. Étant entendu que l’autoritarisme a généralement reposé sur :

  • l’usage immodéré de la force physique à des fins d’assujettissement et de répression ;
  • la patrimonialisation de l’État traduite par la corruption, le népotisme, l’ethnisme et autres clientélisme ;
  • La monopolisation de la vie publique par les gouvernants et/ou par une seule formation politique.

L’autoritarisme était la forme de régime politique la plus répandue en Afrique au lendemain des indépendances en dépit d’éventuelles différences idéologiques et des modalités d’expression.

On comprend alors aisément la réputation de mauvaise gouvernance de l’Afrique. Cette réputation reposait et repose encore en partie d’une part sur l’orientation politique interne des États, d’autre part sur l’organisation du système d’États à partir du respect scrupuleux du principe de la souveraineté des États, de la liberté de choix du mode de gouvernement.

D’où le discours d’une complicité passive de l’Organisation de l’Unité Africaine par rapport à la mauvaise gouvernance des États.

En effet, en faisant ressortir exclusivement le choix du mode de gouvernement du domaine réservé de l’État, l’O.U.A. rendait possible le développement de l’autoritarisme. Cette situation est la conséquence logique de la situation interne des États. En d’autres termes, l’O.U.A. était à l’image des États qui le composent.

Une évolution des systèmes politiques

Les années 1990 sont des années de rupture paradigmatique. Elles sont marquées par la crise de l’autoritarisme et l’émergence des processus de la démocratisation. Alors qu’à la fin des années 1980, le parti unique était la règle, à la fin des années 1990, le multipartisme constitue le principal mode d’organisation de la vie politique ; mieux l’alternance du pouvoir par la voie des urnes devient une possibilité alors que jusqu’alors le coup d’État était la voie royale.

A la fin de l’année 2001, 72 élections multipartites ont eu lieu dans 34 États africains.

Certes, la transparence et la fiabilité de certaines élections sont souvent contestables, toutefois il reste que par rapport au contexte politique antérieur et aux principes qui le fondaient, il y a eu une mutation fut-elle relative. En réalité, les années 1990 ont été dans la plupart des pays africains un moment de revendication populaire de la bonne gouvernance à travers la démocratie, les droits de l’homme et de l’État de droit.

Les fortunes du processus de changement politique ont été diverses, toujours est-il que contrairement à la fin des années 1980 où l’autoritarisme était la loi, à la fin des années 1990, les catégories de la légitimation des gouvernants ont considérablement évolué. C’est l’émergence d’une nouvelle Afrique.

C’est dans ce contexte de démocratisation des régimes politiques africains qu’il faut situer le Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) et l’Union Africaine. Le NEPAD et l’acte constitutif de l’Union Africaine constituent une véritable révolution normative dans les relations internationales africaines. Désormais, le respect du principe de la souveraineté des États est relativisé au profit de l’affirmation et de la protection de la bonne gouvernance.

L'Assemblée Générale de l'ONU débat du NEPAD et de la malaria

L’Assemblée Générale de l’ONU débat du NEPAD et de la malaria
Photo CC BY NC SA de Africa Renewal

L’affirmation de la bonne gouvernance

La bonne gouvernance, comme nouveau paradigme politique s’inscrit dans le cadre d’une mutation significative. Dans un continent où les régimes autoritaires ont prospéré à l’ombre de l’idéologie de la souveraineté, où les dirigeants estimaient qu’ils n’avaient pas de leçons à recevoir et que tout était relatif en matière de gouvernement, proclamer la bonne gouvernance comme « valeur fondamentale » du NEPAD et de l’Union Africaine, constitue une révolution normative ; c’est un indicateur des temps nouveaux.

Dans le texte du NEPAD, les dirigeants africains affirment : « un leadership et un degré de participation douteux des africains eux- mêmes», c’est à dire la mauvaise gouvernance, sont en partie à l’origine de l’échec des programmes de développement entrepris par le passé. Dès lors, ils reconnaissent que

« … la paix, la sécurité, la démocratie, une bonne gouvernance, le respect des droits de l’homme et une saine gestion économique sont les conditions préalables indispensables au développement durable ».

Ce que la bonne gouvernance veut dire pour les africains

Le dernier sommet ordinaire des chefs d’État et de gouvernement de l’OUA tenu à Durban en 2002 est un cadre important d’élaboration de nouvelles normes de légitimation des régimes politiques africains dans le domaine de la bonne gouvernance. Il en est ainsi à titre principal de la « Declaration on democracy, political economic and corporate governance ». C’est le texte qui consacre la bonne gouvernance comme principe de gouvernement en Afrique. La définition africaine de la bonne gouvernance peut être appréhendée à travers les engagements et obligations contenus dans la « déclaration ».

  1. La bonne gouvernance, c’est la démocratie. Elle implique :
    • l’État de droit ;
    • l’égalité des citoyens devant la loi et la liberté des individus ;
    • la liberté de religion, d’opinion, la liberté d’aller et de venir, la liberté d’association y compris le droit de constituer et de faire partie des partis politiques et des syndicats;
    • l’égalité d’opportunité pour tous ;
    • le droit inaliénable des individus à participer librement au choix des dirigeants.
  2. La bonne gouvernance, c’est la probité dans la vie publique, l’honnêteté et la responsabilité du gouvernement.
  3. La bonne gouvernance, c’est la protection accordée aux femmes, aux enfants et aux minorités ethniques.

A partir de ces éléments considérés par l’Union Africaine comme constituant des « engagements et des obligations » pour ses États membres, se dégage une perception claire et distincte de la bonne gouvernance.

Ce que la bonne gouvernance implique pour les africains

La déclaration de Durban contient un plan d’action en vue de la mise en œuvre des engagements des États membres de l’Union Africaine.

  • Il s’agit d’abord de soutenir la démocratie et le processus de démocratisation :
    • en s’assurant que les constitutions des États reflètent l’ethos démocratique et que la gouvernance est effectivement responsable ;
    • en renforçant l’adhésion à la résolution de l’Union Africaine contre les changements anticonstitutionnels de gouvernement et à toute résolution de l’organisation continentale visant à promouvoir la démocratie, la bonne gouvernance, la paix et la sécurité ;
    • en consolidant les organes nationaux de gestions des élections en les dotant des ressources nécessaires à la conduite des élections libres, transparentes et crédibles ;
    • en réaffirmant les mécanismes de l’Union Africaine et des organisations sous-régionales en matière d’observation des élections ;
    • en diffusant davantage la charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
  • Il s’agit ensuite de soutenir la bonne gouvernance :
    • en assurant le fonctionnement effectif des institutions nationales de contrôle notamment l’ombudsman, le comité de lutte contre la corruption ou le comité parlementaire d’enquête
    • en construisant une justice indépendante capable de sanctionner l’abus de pouvoir et la corruption
  • Il s’agit enfin de promouvoir et de protéger les droits de l’homme :
    • en facilitant le développement des organisations de la société civile aux plans national, sous-régional et régional ;
    • en renforçant la coopération avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l’Homme ;
    • en défendant la liberté de presse

Ce qui précède indique clairement l’appropriation africaine de la bonne gouvernance. Il ne s’agit pas d’une notion vague. Bien au contraire, son contenu est précisé par la « déclaration sur la démocratie, la gouvernance politique, la gouvernance économique et la gouvernance des entreprises ». Cette déclaration est le code des valeurs par rapport auxquelles l’action politique légitime doit se référer désormais en Afrique.

La bonne gouvernance doit être entendue ici comme bonne gouvernance politique en tant que celle-ci implique la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit. Non seulement les principes de bonne gouvernance politiques sont affirmés, mais en plus ils sont protégés.

La protection de la bonne gouvernance

Il faut prendre au sérieux la proclamation africaine des principes de bonne gouvernance politique. Car, l’Union Africaine a crée un « Mécanisme Africain d’Evaluation des Pairs » chargé de s’assurer du respect des principes contenus dans la déclaration de Durban.

L’importance du mécanisme d’évaluation des pairs

Le Mécanisme Africain d’Evaluation des Pairs est un instrument original dans les relations internationales africaines. Il participe de la relativisation de la souveraineté et de la matérialisation de la volonté des dirigeants africains à intégrer la gouvernance politique dans la stratégie du développement.

Dans la perspective du NEPAD, il est admis que

le développement ne peut se réaliser en l’absence d’une démocratie véritable, du respect des droits de l’homme, de la paix et de la bonne gouvernance.

Le Mécanisme Africain d’Evaluation des Pairs vise à faciliter la mise en œuvre et l’accomplissement des conditions du développement durable notamment en évaluant les efforts en vue de la réalisation des buts convenus, en identifiant et en vulgarisant les bonnes pratiques, en recommandant des solutions aux déficiences.

Du fait du « Mécanisme », l’affirmation des principes de gouvernance politique sort du statut d’incantation au profit de celui d’obligation contraignante.

Il s’agit désormais d’évaluer dans les États ayant adhéré au « Mécanisme » le respect des valeurs, codes et standards contenus dans la « déclaration de Durban ».

L’adhésion d’un État au « Mécanisme » est conditionnée par l’acceptation de la « déclaration de Durban » ; elle emporte obligation de se soumettre périodiquement à l’évaluation des pairs et de les faciliter, d’être guidé par les paramètres convenus de bonne gouvernance politique.

La démarche du « mécanisme africain d’évaluation des pairs »

Le Mécanisme Africain d’Évaluation des Pairs repose sur l’adhésion libre et volontaire des États. La contrainte de se conformer entre autres aux principes de gouvernance politique naît de l’engagement des États.

Suivant les termes du communiqué sanctionnant le 5ème sommet des Chefs d’État et de gouvernement membre du comité de mise en œuvre du NEPAD

alors que l’adhésion au Mécanisme est volontaire, le respect de toutes les décisions de l’Union Africaine par les États membres est obligatoire.

La démarche du « Mécanisme » peut être appréhendée à plusieurs niveaux :

  1. C’est une évaluation par les pairs c’est-à-dire que ce sont les États qui évaluent d’autres États. Il ne faut pas à priori être hostile à cette approche comme si une évaluation des africains par les africains était impossible ou alors ne pouvait qu’être biaisée.
    Dans le domaine de l’intégration économique à l’échelle de l’UEMOA, de la CEMAC, l’évaluation des États par les États a connu d’énormes progrès notamment pour ce qui est des critères de convergence.
    Certes dans le cas d’espèce, il s’agit du domaine politique réputé être plus sensible ; mais, il ne faudrait pas oublier que les régimes politiques africains ont dans une certaine mesure connu des transformations qualitatives et que l’évaluation des pairs subira la pression de la société civile et de l’environnement international.
  2. C’est une démarche respectueuse de l’État évalué en ce sens que l’évaluation intègre les consultations avec les autorités gouvernementales, les partis politiques d’opposition, les organisations de la société civile, etc.
    Le projet de rapport d’évaluation fait l’objet d’une discussion entre l’équipe d ‘évaluateurs et le gouvernement concerné afin que celui-ci puisse avoir l’opportunité d’exprimer son point de vue.
    Selon la résolution de l’Union Africaine qui créé le « Mécanisme », en cas d’identification des déficiences en matière de gouvernance politique dans un État évalué, un dialogue constructif doit être engagé. Ce n’est qu’en cas d’échec que des mesures appropriés peuvent être prises.
    Une telle approche est éloignée de la catégorie du « diktat ».
  3. La démarche du Mécanisme fonde l’évaluation des pairs sur des indicateurs de mesure de la gouvernance politique notamment les indicateurs de l’Etat de droit, les indicateurs de la bonne gouvernance, etc…
  4. La démarche du « Mécanisme » va au-delà de l’intergouvernementalisme. En effet, le panel des Personnalités Éminentes qui est l’organe central du « Mécanisme », est composé de personnalités indépendantes vis-à-vis de leur gouvernement, reconnues pour leur probité morale et leur attachement aux idéaux du panafricanisme.

Au total, dans le domaine de la gouvernance politique, une révolution normative est en cours en Afrique.

On m’objectera peut-être : encore des mots, rien que des mots ; je pourrai alors rappeler qu’au commencement est le verbe.

Les mots qui traduisent aujourd’hui les principes de gouvernance politique en Afrique doivent être pris au sérieux ; ils adviennent dans le cadre d’un processus de mutations. Ce ne sont pas des mots nés du hasard ; ils portent la clameur des manifestations, l’écho des luttes politiques, la sueur et le sang des générations d’africains.

Ce sont des mots qui apparaissent dans le contexte historique de démocratisation. Ils doivent être pris au sérieux ne serait-ce que parce qu’ils permettent de mieux apprécier les actes.

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